Les trois niveaux d’appréciation de l’intérêt de l’enfant: À propos de la gestation pour autrui [1]
Muriel Fabre-Magnan [2]
La notion d’intérêt de l’enfant est invoquée de façon incantatoire. On le voit en particulier dans les récents débats sur la gestation pour autrui. On ajoute souvent le qualificatif d’intérêt « supérieur » de l’enfant, pour être encore plus sûr d’avoir le dernier mot. Les débats sont cependant faussés par l’amalgame fait entre les trois niveaux possibles d’appréciation de cet intérêt qui devraient être clairement distingués : l’intérêt général des enfants à naître, l’intérêt général des enfants déjà nés et, enfin, l’intérêt particulier de ces enfants déjà là.
I – L’intérêt général des enfants à naître : être reconnus et traités comme des personnes
L’intérêt de l’enfant doit, d’abord et avant tout, être apprécié au niveau le plus général : il s’agit de le définir au regard des enfants en général et de façon abstraite.
L’appréciation à ce premier niveau est cruciale puisqu’elle permet au législateur de trancher la question de principe, à savoir décider s’il faut ou non admettre la légalisation de la gestation pour autrui.
Que ce soit pour les couples homosexuels ou hétérosexuels, car la question se pose exactement dans les mêmes termes pour les deux situations, la gestation pour autrui est revendiquée dans le seul intérêt des adultes, c’est-à-dire des couples en mal d’enfants. Elle participe de la reconnaissance d’un « droit à » l’enfant. L’enfant n’a quant à lui aucun intérêt à être commandé, fabriqué et livré comme un produit, considéré éventuellement comme défectueux.
Une chose est en outre certaine : l’enfant demandera des comptes. Respecter l’intérêt de l’enfant requiert alors que l’on sache lui répondre et lui expliquer pourquoi il a été commandé, fabriqué, puis abandonné par la femme qui l’a mis au monde.
On connaît ainsi les questions récurrentes que l’adoption provoque chez les enfants : pourquoi ai-je été abandonné ? Pourquoi a-t-on voulu m’adopter ? L’abandon est un traumatisme, et l’on sait que la (bonne) volonté et l’amour des parents adoptifs n’ont jamais suffi pour répondre aux questions des enfants.
Le rapport « Filiation, origines, parentalité » effectué sous la direction d’Irène Théry[3] le dit très bien à propos de l’accès aux origines. Il dénonce d’abord l’ « idéologie hyper techniciste, entretenant le mythe de la création de la vie en laboratoire par une médecine et une biologie toutes puissantes. Cette idéologie ne redoute pas de placer les enfants issus de ces techniques dans une situation radicalement “à part” de la condition commune »[4]. Il ajoute « que Paul Ricœur a montré que l’identité personnelle est d’abord une identité narrative », au sens où « répondre à la question qui, c’est raconter une histoire » (H. Arendt). Enfin et surtout, il explique à juste titre que « l’abandon peut générer des désarrois humains parmi les plus violents qui se puissent concevoir »[5].
Tout cela vaut, a fortiori, pour la gestation pour autrui, qui provoquera d’autres questions encore. L’enfant ne manquera pas, par exemple, de s’interroger et d’interroger sur l’exploitation des femmes utilisées comme mères porteuses en général et sur celle de sa mère en particulier, ou encore sur le prix qu’il aura fallu débourser pour l’obtenir. Sans parler des nombreuses questions que se poseront les autres enfants de la mère porteuse qui verront leur mère se séparer de l’enfant qu’elle a, comme eux, porté dans son ventre pendant neuf mois.
À ce premier niveau d’appréciation, la conclusion est sans appel : si l’on prend au sérieux l’intérêt de l’enfant et des enfants, on ne doit pas légaliser la gestation pour autrui, sauf à dire que leur intérêt serait toujours de naître, à n’importe quel prix. L’argument laisserait pour le moins songeur et apporterait certainement de l’eau au moulin des opposants à la liberté de l’avortement.
II – L’intérêt général des enfants déjà nés : l’élaboration d’un statut juridique
Dans un deuxième temps, l’interdit a parfois été bafoué et contourné, et des enfants sont nés de gestations pour autrui faites à l’étranger. Il s’agit, à ce stade, de trouver aux enfants déjà là un statut juridique permettant de préserver malgré tout leur intérêt et leurs droits fondamentaux. Il ne s’agit plus cependant ici que de tenter de rattraper la casse.
La France n’est pas obligée, malgré la condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), de transcrire sans réserve la filiation de ces enfants à l’état civil français. La décision de la juridiction européenne est en effet d’application directe dans sa condamnation (et il faut donc trouver un statut juridique pour ces enfants), mais ses motifs ne doivent pas tous être pris à la lettre. Certains d’entre eux sont au demeurant inapplicables.
Les arguments invoqués au soutien de cette transcription au nom prétendu de l’intérêt de l’enfant apparaissent, en effet, comme contradictoires et souvent purement opportunistes.
Le premier argument consiste à dire que l’intérêt de l’enfant serait d’établir le lien de filiation avec son parent biologique. C’est l’argument soulevé par la CEDH dans les affaires Mennesson et Labassée du 26 juin 2014[6]. La juridiction européenne en fait même un droit de l’homme, puisqu’elle condamne la France pour avoir fait « obstacle tant à la reconnaissance qu’à l’établissement en droit interne de leur lien de filiation à l’égard de leur père biologique ». L’intérêt de l’enfant est certes très souvent, et même sans doute le plus souvent, d’être rattaché à ses parents biologiques. L’affirmation de la CEDH est cependant contestable dans son caractère péremptoire et dans le fait qu’elle ne semble supporter aucune exception : or en matière de don de gamètes ou d’inceste par exemple, l’enfant n’est pas rattaché à son père biologique et nul ne souhaite qu’il le soit ; de même, l’article 333 du code civil interdit au père biologique de contester la paternité de l’enfant (et donc de faire établir la sienne) après un délai de cinq ans, lorsque la possession d’état de l’enfant est conforme à son titre ; enfin encore, dans le récent cas où une femme avait accouché sous X et l’enfant placé en vue d’une adoption, la cour d’appel de Rennes a refusé, le 25 novembre 2014, au nom de l’intérêt de l’enfant, de restituer celui-ci à son père biologique, alors même que le prononcé de l’adoption n’était pas définitif[7]. Quid, en outre, lorsque la gestation pour autrui aura nécessité le recours à un don de sperme ? Est-ce à dire que l’enfant n’aura alors pas de père ? Qu’en est-il par ailleurs de l’intérêt de l’enfant du côté de la mère ? La mère biologique est, en effet, la femme qui accouche, et donc la mère porteuse. Éventuellement aussi la mère génétique en cas de don d’ovocytes. Pourquoi effacer, du côté de la mère, le lien biologique ? Après avoir été principalement sociale du côté du père (présomption de paternité) et toujours biologique du côté de la mère (mater semper certa est),la filiation serait-elle désormais, par un curieux retournement, purement biologique du côté du père et principalement sociale du côté de la mère ?
Dans un deuxième argument, pour rattacher l’enfant à ceux qui l’ont souhaité et commandé, on invoque à l’inverse la volonté et l’amour. L’argument de la volonté des adultes est en réalité une preuve supplémentaire qu’on n’a aucun égard pour l’intérêt de l’enfant. Ainsi, les partisans d’une gestation pour autrui « éthique » proposent que la mère porteuse ait un certain délai pour garder l’enfant si elle le souhaite, comme en Angleterre par exemple. Cela prouve bien, tout d’abord, que la mère porteuse est la mère naturelle de l’enfant, et que l’intérêt de l’enfant est a priori de rester avec elle. Comment soutenir qu’on a égard à l’intérêt de l’enfant, et notamment à ce qu’on suppose que seraient ses propres désirs, alors que son sort dépendra uniquement du point de savoir qui veut de lui. S’agissant de l’amour, il n’est pas possible non plus d’en faire le critère juridique de la filiation. Qui dit amour dit désamour possible, et ce qui est admissible en matière de couple (un divorce en cas de disparition de l’amour) ne l’est pas en matière de filiation. L’enfant a besoin de durée et de stabilité, et la filiation ne peut reposer sur des bases aussi fragiles que la volonté ou l’amour.
Le troisième argument est celui du fait accompli. Les partisans d’une transcription à l’état civil français des enfants nés de gestations pour autrui pratiquées à l’étranger qualifient de discriminatoire le fait de traiter différemment les enfants selon la façon dont ils ont été conçus. Mais le droit ne peut pas ne pas tenir compte des conditions dans lesquelles ont été obtenus les enfants (par exemple, par un trafic ou une traite d’enfants) ou même conçus (en cas d’inceste, par exemple) et il en tirera des conséquences sur leur filiation. Les interdits posés par le droit français seraient sinon vidés de toute consistance. La comparaison avec les enfants adultérins anciennement stigmatisés ne vaut pas. En premier lieu, parce ce que les mœurs ont évolué et que le droit considère l’adultère avec moins de sévérité qu’autrefois, si bien qu’il n’apparaît plus justifié de le combattre en lui refusant les mêmes effets en matière de filiation ; la gestation pour autrui, en revanche, est frappée d’un interdit vigoureux, comparable à ceux qui stigmatisent l’inceste ou la traite, et qui engendrent précisément des conséquences sur le lien de filiation. La reconnaissance de droits successoraux aux enfants adultérins n’est en outre pas de nature à multiplier ou à encourager les adultères, à la différence de ce qui se produirait si l’on reconnaissait aux enfants issus de GPA frauduleusement réalisées à l’étranger le même statut juridique que si cette pratique était admise en France. En troisième lieu, l’adultère concerne principalement les époux et les obligations mutuelles qu’ils se doivent dans le mariage, alors que la gestation pour autrui concerne au premier chef l’enfant lui-même. Enfin, contrairement à l’adultère qui est une pratique cantonnée aux relations individuelles, la gestation pour autrui met en place un marché des enfants qui est inadmissible et qu’il faut combattre. Plusieurs psychanalystes ont au demeurant montré combien l’abdication devant le fait accompli est contraire à l’intérêt de l’enfant ; car si le droit valide a posteriori la transgression des parents, la parole de l’enfant qui ressent un malaise et un trouble se trouve forclose : si le droit légitime l’opération, l’enfant se voit désormais interdit de dire la transgression dont il a été l’objet et dont il se sent victime.
Le droit ne doit dès lors pas se laisser forcer la main et accepter de donner plein effet à des montages effectués en fraude de la loi. On peut au demeurant s’interroger sur l’attitude pour le moins cynique consistant à prendre l’initiative de faire naître des enfants dans des conditions dommageables pour ceux-ci et en fraude de la loi, et à invoquer ensuite leur prétendu intérêt pour se voir accorder la régularisation de l’opération.
S’agissant du couple commanditaire, la CEDH dit d’ailleurs très clairement que le refus de la transcription ne le prive pas de son droit à une vie familiale qui est parfaitement respecté. En effet, souligne-t-elle, « les requérants ne prétendent pas que les difficultés qu’ils évoquent ont été insurmontables et ne démontrent pas que l’impossibilité d’obtenir en droit français la reconnaissance d’un lien de filiation les empêche de bénéficier en France de leur droit au respect de leur vie familiale ». La condamnation est alors prononcée uniquement au regard des enfants, en raison de la violation de leur droit au respect de la vie privée lequel exige, selon la Cour, « que chacun puisse établir les détails de son identité d’être humain, ce qui inclut sa filiation ».
Cette distinction conduit à essayer de trouver un système permettant de respecter l’intérêt de l’enfant et de lui reconnaître les principaux éléments de son identité (puisque tel est le fondement de la décision de la Cour), tout en n’attribuant au couple commanditaire ayant contourné la loi française que des devoirs liés à l’éducation et à l’entretien de cet enfant. Un tel juste milieu est possible.
D’ores et déjà, et contrairement aux expressions couramment utilisées, l’enfant n’est pas un « fantôme » au regard du droit, puisqu’il a bien un état civil étranger reconnaissant sa filiation vis-à-vis de son père biologique et de la mère porteuse (ou même parfois de la mère d’intention), dès lors que la gestation pour autrui a été effectuée dans un pays reconnaissant cette pratique. Contrairement à ce que dit la Cour européenne, la filiation de ces enfants est donc bien établie, c’est-à-dire l’élément essentiel de leur identité. Elle reproche cependant à la France de ne pas admettre ce lien de filiation au regard du droit français. La France doit certes tenir compte de cette condamnation, et donner à l’enfant un statut respectant ses droits fondamentaux, mais elle a pour cela une certaine marge d’appréciation : en particulier, elle n’est pas obligée de suivre la Cour dans le détail de sa motivation et de ses prescriptions qui sont au demeurant, comme nous l’avons vu, parfois contradictoires et inapplicables.
Des solutions existent, en revanche, en droit français, qui permettraient de résoudre ces contradictions : un lien juridique pourrait être établi et reconnu en France entre le couple et l’enfant, qui ne consacre néanmoins pas la fraude et ne soit donc pas un lien de filiation.
Le couple commanditaire pourrait ainsi, lorsque l’état civil étranger a été régulièrement établi et si tel est l’intérêt de l’enfant, se voir attribuer l’autorité parentale. De fait déjà, les administrations, écoles, etc. admettent cette autorité sur la base de l’état civil étranger.
D’autres que les parents peuvent, en effet, avoir sur un enfant une autorité parentale permettant de les éduquer et de s’occuper d’eux : on peut citer les tuteurs, les administrateurs légaux ou judiciaires, ou d’autres personnes encore à qui peut être confiée ou déléguée l’autorité parentale. On pourrait concevoir sur ce modèle un système d’attribution légale ou judiciaire de l’autorité parentale au couple commanditaire. Cette autorité parentale pourrait être totale ou partielle, et elle se ferait sous le contrôle du juge.
C’est ainsi que la délégation volontaire de l’autorité parentale prévue à l’article 377, alinéa 1er, du code civil a pu être utilisée pour les couples homosexuels avant que la loi sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe n’autorise l’adoption homoparentale, lorsque tel était l’intérêt de l’enfant[8]. L’alinéa 2 du même texte prévoit une délégation forcée d’autorité parentale « en cas de désintérêt manifeste ou si les parents sont dans l’impossibilité d’exercer tout ou partie de l’autorité parentale » et ce texte pourrait là aussi servir de modèle pour confier l’autorité parentale au couple commanditaire de l’enfant, toujours à la condition que tel soit l’intérêt de ce dernier.
De façon plus organisée et plus complète, on pourrait surtout s’inspirer du modèle de la tutelle, mécanisme de protection des intérêts personnels et patrimoniaux de l’enfant prévu aux articles 390 et suivants du code civil.
Les principaux besoins et intérêts de l’enfant seraient ainsi assurés, puisque les tuteurs sont tenus des mêmes devoirs vis-à-vis de lui que les pères et mères : devoir d’éducation et d’entretien, devoir de veiller sur sa santé et sa sécurité, devoir de gérer ses biens et son patrimoine, responsabilité pour les dommages causés par l’enfant, etc.
La Cour de cassation a au demeurant clairement jugé qu’il n’y a pas que le lien de filiation qui soit conforme à l’intérêt de l’enfant. Ainsi, dans un arrêt du 15 décembre 2010[9], la première chambre civile énonce que la cour d’appel a constaté que le droit algérien interdit l’adoption mais reconnaît la kafala, qui peut être définie comme « l’engagement bénévole de prendre en charge l’entretien, l’éducation et la protection de l’enfant comme le ferait un père pour son fils ». Elle l’approuve alors d’avoir jugé que ce système ne méconnaissait pas « l’intérêt primordial de l’enfant ». D’autres statuts juridiques que la seule filiation sont donc possibles et conformes à l’intérêt de l’enfant, et il n’y a pas nécessairement discrimination à distinguer selon le contexte de la naissance de l’enfant.
Le législateur pourrait également décider, plus ponctuellement, d’octroyer d’autres droits indispensables à la vie quotidienne de l’enfant, en particulier la nationalité française. Sans attendre, le Conseil d’État a préféré, dans sa récente décision du 12 décembre 2014, valider rétroactivement la circulaire de la garde des Sceaux sur ce point, comme le lui avait suggéré le rapporteur public. Sans entrer dans les détails, le Conseil d’État tente habilement de nous faire croire que la circulaire attaquée n’est que la transcription d’une interprétation latente dans les textes de droit positif, mais, en réalité, la ministre a ajouté au droit en prévoyant, par circulaire, de donner un effet juridique à une pratique – la gestation pour autrui – radicalement prohibée par le droit français. Le Conseil d’État est au demeurant bien obligé de rappeler cette interdiction, et il ne peut sauver ladite circulaire qu’en invoquant un principe de proportionnalité qui lui permettrait de mettre en balance (et donc de nier) la prohibition française de la gestation pour autrui avec le droit de l’enfant au respect de sa vie privée tel qu’il est interprété par la CEDH. C’est donc bien la preuve que son interprétation (et donc celle proposée par la circulaire) ajoute, contrairement à ce qu’il avait dit, au droit français. Par une autre pirouette, le Conseil d’État énonce que l’enfant aurait droit à la nationalité française en vertu de l’article 18 du code civil qui prévoit que sont français les enfants dont l’un des parents au moins est français. Il fait ainsi semblant de croire que la filiation de ces enfants ne pose pas de problème et qu’elle n’est pas contestable au motif que l’article 47 du code civil permettrait de donner foi sans discussion à la filiation établie à l’étranger. Il est cependant constant que la force probante des actes d’état civil faits à l’étranger, prévue par cet article, est subordonnée à leur conformité à l’ordre public international et aux principes essentiels du droit français, ce qui précisément n’est pas le cas en l’espèce. La nationalité française aurait dû être reconnue à ces enfants non pas en raison de leur filiation, puisque celle-ci n’est pas reconnue par le droit français, mais par exemple en raison du fait qu’ils ont été « recueillis et élevés » depuis au moins cinq années par une personne de nationalité française (hypothèse prévue par l’art. 21-12, al. 3, 1°, c. civ.). Quoi qu’il en soit, la nationalité française permet aux enfants d’obtenir un passeport français et de voyager librement.
L’ensemble de ces éléments suffit à donner un statut et une identité juridiques aux enfants nés de gestations pour autrui à l’étranger. Il ne s’agit pas de vouloir combler tout écart par rapport à la filiation et d’aligner totalement leur statut sur celui de la filiation puisque, par hypothèse, il faut au contraire marquer la différence afin que le couple commanditaire assume les conséquences de ses actes et que les autres soient dissuadés d’entamer de telles démarches.
Ainsi, par exemple, s’agissant des questions de succession, il n’apparaît pas opportun, contrairement à ce que dit la Cour européenne, de reconnaître des règles (notamment fiscales) comme s’il y avait un lien de filiation. L’injonction est au demeurant contradictoire avec le fondement utilisé par la juridiction européenne, à savoir la question de l’identité de l’enfant. La capacité à succéder serait-elle désormais érigée en condition de l’identité ? Le couple commanditaire pourra parfaitement léguer ses biens à l’enfant, et réciproquement, et la sanction consistant à ne pas pouvoir bénéficier du taux privilégié d’imposition paraît précisément de nature à marquer et affirmer l’illégalité commise.
S’agissant du couple commanditaire, les sanctions civiles sont, en effet, plus opportunes et plus efficaces que les sanctions pénales : emprisonner l’un et/ou l’autre des membres du couple commanditaire n’est pas la solution, et une amende civile pourrait être perçue et considérée comme un prix supplémentaire à payer pour obtenir l’enfant.
Le refus de la transcription à l’état civil français est en outre le seul et dernier outil qui permette d’éviter l’admission de la gestation pour autrui en France. Car le jour où la transcription serait admise, la pression pour la légalisation de cette pratique serait intenable. Comment, en effet, justifier que l’on régularise ces pratiques faites à l’étranger dans des conditions d’exploitation des femmes et de la misère humaine que l’on sait, et que l’on refuse une gestation pour autrui contrôlée en France ? Comment, en outre, justifier la discrimination en faveur de ceux qui ont les moyens d’aller se payer les services d’une mère porteuse à l’étranger ?
III – L’intérêt particulier des enfants déjà nés : une mise en balance au cas par cas
Un troisième et dernier niveau d’appréciation de l’intérêt de l’enfant peut intervenir, plus particulier et plus casuistique encore.
C’est le niveau qui apparaîtra si on légalise la gestation pour autrui. Des litiges surviendront à propos d’un enfant en particulier, soit que personne n’en veuille, soit qu’au contraire plusieurs personnes le réclament. L’appréciation devra alors se faire au cas par cas.
Si personne ne veut de l’enfant, il faudra le confier à une institution. Il n’est, en effet, pas possible de forcer des adultes à élever des enfants, même si ce sont eux qui l’ont préalablement commandé et fait fabriquer, et même s’ils en sont les parents biologiques. On pourra éventuellement les forcer à les prendre, mais ils pourront immédiatement les abandonner aux services sociaux et consentir à leur adoption. Aucune attention n’est ici portée à l’intérêt de l’enfant qui est occulté, bafoué et dénié. Il faudra au demeurant prévoir des places supplémentaires pour accueillir non plus seulement les enfants que les hasards de la vie auront conduit à être orphelins, mais aussi tous les enfants spécialement fabriqués qui n’auront pas plu à leurs commanditaires (par exemple, parce qu’ils sont handicapés), ou dont ceux-ci ne veulent plus pour une raison ou pour une autre (par exemple, parce qu’ils se sont séparés depuis l’insémination de la mère porteuse).
Dans le cas inverse où plusieurs personnes se disputent un enfant, il appartiendra au juge de trancher au cas par cas sur l’intérêt particulier de cet enfant.
La notion d’intérêt de l’enfant conduit souvent, à ce stade, à véhiculer une vision particulièrement stéréotypée.
On le voit aux États-Unis où on a, depuis une vingtaine d’années, l’expérience de nombreux litiges où les préjugés les plus conservateurs dominent. C’est ainsi que le juge donnera l’enfant plutôt aux riches qu’aux pauvres, estimant que celui-ci aura alors plus de chances de réussir sa vie en étant recueilli par un couple aisé. De même, les couples blancs recherchent souvent des mères porteuses noires afin que celles-ci aient moins la tentation de garder l’enfant, et surtout que le juge soit incité (ce qu’il a déjà fait) à dire que l’intérêt de l’enfant blanc est plutôt d’aller avec des couples de même couleur.
En France, l’argument de l’amour et de l’intention n’est pas plus probant. Dans le cas précité jugé par la cour d’appel de Rennes à la suite de l’accouchement sous X, peut-on dire qui aimait le plus l’enfant entre le père biologique et le couple candidat à son adoption ? Les médias, prompts à trancher de façon péremptoire, se sont empressés de rapporter que le père biologique avait un temps fait de la prison ; est-ce à dire qu’il y aurait une double peine et que, après avoir purgé la sienne, le père biologique devrait en outre se voir privé de son enfant ? L’intérêt de l’enfant devrait d’ailleurs conduire plutôt à se demander qui ce dernier aimerait davantage et apparaît alors en pleine lumière l’indécidabilité de ces questions : l’enfant en voudra très probablement un jour à ses parents adoptifs de l’avoir privé de son père biologique, de la même façon qu’il aurait sans doute reproché à celui-ci de l’avoir arraché à l’affection du couple désireux de l’adopter.
Catherine Labrusse-Riou avait montré, il y a près de vingt ans[10], que le don de gamètes conduisait à des impasses : les deux voies possibles, c’est-à-dire avec ou sans la règle de l’anonymat, engendraient toutes deux également de l’indécidable. De la même façon, il est le plus souvent indécidable de savoir à qui confier un enfant lorsque deux personnes se l’arrachent. Et, lorsqu’une question est indécidable, c’est un signe certain de ce que l’on n’aurait pas dû en arriver là.
Le jugement de Salomon, dans sa sagesse et son ingéniosité mêmes, ne pourra pas servir de nouveau.
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L’intérêt de l’enfant est aujourd’hui souvent détourné de sa fonction. Il fait partie des notions standard du droit qui permettent d’adapter les règles à une situation concrète. Il doit dès lors, par définition même, être apprécié dans le cadre d’une institution donnée, par exemple l’adoption ou encore l’autorité parentale. Il est aujourd’hui souvent qualifié de « supérieur » et invoqué au contraire afin d’écarter ce cadre légal et les interdits y afférents. La décision du Conseil d’État du 12 décembre 2014[11] en est un exemple patent. Certes le juge peut, depuis longtemps, en application du principe de hiérarchie des normes, écarter la loi française lorsque celle-ci est contraire à un traité international. Mais en invoquant le principe de proportionnalité, le juge administratif va plus loin et instaure ouvertement un gouvernement des juges : il s’arroge en effet le droit, au cas par cas, de faire primer non plus la norme hiérarchiquement supérieure, mais celle des deux normes qu’il souhaite. Il peut ainsi faire prévaloir, quand il le veut et comme il le veut, un intérêt sur un autre, en faisant fi de l’arbitrage éventuel déjà opéré par le législateur[12], et aussi des décisions des autres juridictions supérieures : le Conseil d’État ignore ainsi purement et simplement en l’espèce les décisions précédemment rendues par la Cour de cassation sur les questions de gestation pour autrui et de transcription, lesquelles n’étaient pas toutes rendues caduques par la condamnation de la CEDH.
En mettant en outre sur les deux plateaux de la balance des choses éminemment hétérogènes – en l’occurrence d’un côté un interdit absolu et de l’autre l’intérêt de l’enfant – c’est le système juridique dans son entier qui se trouve profondément atteint. Le standard de l’intérêt de l’enfant sert en effet alors, techniquement, à saper toutes les bases et tous les interdits. Et ce sera la haute juridiction administrative, traditionnellement gardienne de l’État et du droit, qui aura procédé à un tel sabordage : car dès lors que le principe de légalité se trouve ainsi écarté au nom de l’intérêt de l’enfant, il ne reste plus place que pour des appréciations individuelles et subjectives qui, comme nous l’avons vu, se réduisent souvent à une pesée arbitraire des sentiments, lorsqu’il ne s’agit pas de laisser place à l’arbitrage du marché.
À présent que la haute juridiction administrative a ouvert la voie, on voit très bien l’enchaînement : la transcription de la filiation à l’état civil français des enfants nés à l’étranger de gestations pour autrui pourra se faire sans débat et sans loi ; il suffira que toutes les autorités publiques, sur injonction expresse ou tacite du ministre de la justice, transcrivent (les officiers d’état civil) et cessent de faire des recours (les parquets), au prétendu motif qu’ils seraient tenus par la décision de la CEDH. La cour d’appel de Rennes vient d’emprunter ce chemin dans un arrêt du 16 décembre 2014, en ordonnant la transcription sur les registres du service central de l’état civil d’une filiation établie en Russie à la suite d’une gestation pour autrui[13]. Le droit français acceptera ainsi, de fait et sans ciller, de régulariser et de donner plein effet juridique aux gestations pour autrui pratiquées dans les pays reconnaissant cette pratique, dans les conditions d’exploitation et de maltraitance des femmes que l’on ne peut plus ignorer.
[1] Cet article a été publié pour la première fois au Recueil Dalloz de 2015, aux pages 224 et suivantes. Nous le reproduisons ici avec l’aimable autorisation de son autrice.
[2] Professeure de droit à l’Université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne)
[3] Filiation, origines, parentalité. Le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle, Rapp. du groupe de travail présidé par I. Théry (rapporteure : A.-M. Leroyer), Doc. fr., 2014.
[4] P. 205-206.
[5] P. 246.
[6] CEDH 26 juin 2014, n° 65941/11, Labassée c/ France, et n° 65192/11, Mennesson c/ France, D. 2014. 1797, note F. Chénedé, 1787, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire, et 1806, note L. d’Avout ; AJDA 2014. 1763, chron. L. Burgorgue-Larsen ; AJ fam. 2014. 499, et 396, obs. A. Dionisi- Peyrusse ; RTD civ. 2014. 616, obs. J. Hauser, et 835, obs. J.-P. Marguénaud.
[7] V. not., Enfant né sous X : la justice refuse de le restituer à son père biologique, Le Monde, 24 nov. 2014.
[8] V., par ex., Civ. 1re, 24 févr. 2006, n° 04-17.090, D. 2006. 897, note D. Vigneau, 876, point de vue H. Fulchiron, 1139, obs. F. Granet-Lambrechts, et 1414, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; AJ fam. 2006. 159, obs. F. Chénedé ; RDSS 2006. 578, obs. C. Neirinck ; RTD civ. 2006. 297, obs. J. Hauser.
[9] Civ. 1re, 15 déc. 2010, n° 09-10.439, D. 2011. 160, et 1995, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; AJ fam. 2011. 101, obs. B. Haftel.
[10] L’anonymat du donneur : étude critique du droit positif français, article reproduit in Écrits de bioéthique, PUF, Quadrige, 2007, p. 196 s.
[11] CE 12 déc. 2014, n° 367324, D. 2014. 2523 ; AJDA 2014. 2451.
[12] V., en ce sens, le très bel article de F. Chénedé, Le Droit à l’épreuve des droits de l’homme, in Mélanges G. Champenois, 2012, p. 139 s.
[13] Rennes, 6e ch. A, n° 13/08461.