À qui sert le droit des femmes de disposer de leur corps ? – Huffingtonpost

Ana-Luana Stoicea-DeramMilitante féministe et Présidente du Collectif pour le Respect de la Personne

Les femmes ont obtenu la libre disposition de leur corps beaucoup plus tardivement que les hommes, et d’ailleurs cette liberté n’est toujours pas acquise pleinement.

« Je suis un objet. J’assume toute responsabilité pendant six heures ».

C’est ce qu’avait indiqué l’artiste serbe Marina Abramovic sur un écriteau, pour instruire le public de sa performance Rhythm 0 (Naples, 1974).

Dans la salle, rien ne séparait le public et l’artiste. Une table était installée, sur laquelle celle-ci avait déposé plusieurs objets (parmi lesquels des plumes, une rose, une barre de fer, un pistolet, une balle) en précisant: »Il y a 72 objets sur cette table, que l’on peut utiliser à volonté sur moi ». L’artiste elle-même se tenait debout, silencieuse. Au début, les gens avaient été gentils, curieux, l’ont approchée, l’ont touchée; au fur et à mesure que le temps passait, ils sont devenus agressifs, voire violents. Ils lui ont déchiré les vêtements, entaillé la peau, léché le sang. Un critique d’art avoue avoir quitté la salle au bout de trois heures, après avoir assisté à des agressions sexuelles sur l’artiste. Vers la fin, quelqu’un lui a mis le pistolet chargé de la balle dans la main, et le doigt sur la gâchette.

Lorsque le gardien de la galerie est venu signaler la fin de la performance, que l’artiste a commencé à bouger et à se diriger vers les spectateurs, ceux-ci se sont enfuis. Ils n’ont pas pu faire face à la personne qu’ils avaient maltraitée lorsqu’elle s’était dite -volontairement- objet.

Le corps humain n’est pas un objet. Il est rattaché à la personne. Le corps et la personne font un, car l’individu ne saurait exister abstraitement. Le corps est partie intégrante de la personne de son vivant, comme après son décès; c’est pourquoi la dépouille doit être traitée avec respect, dignité et décence. Le Code civil précise (art. 16-1) « Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial ».

Avoir la maîtrise de son corps signifie avoir la maîtrise de soi-même, la maîtrise de sa vie, dans toutes les dimensions que celle-ci peut prendre. Disposer de soi, disposer de son corps correspond à une liberté conquise, historiquement, dans des mouvements d’émancipation et d’autonomisation des personnes. Ce qui fait que l’on ne peut assimiler la libre disposition de soi avec la liberté de s’auto-détruire ou de nuire à soi-même – on ne peut envisager la liberté, et encore moins le droit, de se rendre esclave. Pour cette raison, on ne possède pas son corps, on est son corps; celui-ci n’est pas un bien patrimonial, que l’on pourrait utiliser en l’aliénant, mais bien la personne elle-même.

Les femmes ont obtenu la libre disposition de leur corps beaucoup plus tardivement que les hommes, et d’ailleurs cette liberté n’est toujours pas acquise pleinement. Même dans les sociétés démocratiques, où elle est reconnue en droit, la liberté des femmes de disposer de leur corps rencontre toujours des résistances, voire des volontés de revenir sur les acquis. L’accès à l’IVG est bien entendu l’exemple paradigmatique, qui montre que la société, quel que soit son développement économique ou le régime politique qui la gouverne, a du mal à concéder aux femmes la liberté de décider si elles veulent ou non poursuivre une grossesse. Par exemple, c’est le régime communiste qui a imposé aux femmes roumaines, en 1967, l’interdiction de l’avortement. Dix mille femmes sont décédées, entre 1967 et 1989, en essayant d’interrompre leur grossesse. L’accès à l’IVG a été l’une des premières revendications formulées à la chute du régime. Aujourd’hui, malgré l’installation de la démocratie, ce sont les mouvements conservateurs qui veulent limiter, voire interdire l’IVG. La situation en Pologne est tout aussi préoccupante, et si en France l’IVG n’est pas remise en cause, l’accès réel des femmes y est très inégal selon les territoires, ou selon la situation administrative (notamment pour les femmes migrantes).

La liberté de disposer de son corps concerne les femmes à double titre: premièrement, en tant que personnes, en tant qu’êtres humains; secondement, quant à leur capacité d’engendrement. Il s’agit là de ce que le féminin a « de plus inquiétant, de plus impressionnant, à savoir son pouvoir de faire pousser, qui n’est pas celui de semer. Ce qui semble profondément troublant dans l’expérience féminine de la gestation (au regard d’un homme comme à celui d’une femme), c’est ce mouvement de vie qui croît, qui pousse au-dedans » (S. Agacinski, Femmes entre sexe et genre).

Or, pour pouvoir disposer librement de leur corps, les femmes ont dû conquérir et leur liberté d’êtres, et la maîtrise de ce « pouvoir de faire pousser ». Pour que cette liberté leur soit reconnue comme un droit, cela a pris des millénaires. Car la maîtrise de la capacité d’engendrement des femmes, ce sont les hommes qui l’ont exercée, à travers les institutions sociales les plus durables et les plus répandues, à savoir l’église et la famille. Des deux, la famille a été la plus résistante dans le temps, en tenant bon à toutes les avancées des droits des femmes. Aujourd’hui encore, c’est au nom de la famille que l’on veut continuer à contrôler la capacité des femmes de donner la vie, soit en leur interdisant l’IVG, soit en prônant la maternité de substitution.

Deux arguments majeurs mettent à mal la maîtrise de leur corps par les femmes elles-mêmes. Le premier apparaît comme un paradoxe. Il consiste à affirmer que le corps appartient à la femme, qui serait libre d’en faire ce qu’elle veut. Elle peut ainsi l’utiliser pour son plaisir, dans son intérêt, y compris comme outil de travail (dans le « travail sexuel » de la prostitution ou dans le « travail reproductif » comme mère porteuse). Le droit de disposer librement de son corps transformerait ainsi le corps de la femme en objet. Le second argument complète le premier: les femmes peuvent utiliser leur corps pour autrui, si cela correspond à leur désir et à leur volonté. Pour les candidates à devenir mères porteuses, c’est le cas, leur altruisme étant supposé inné (E. Badinter affirme que « des femmes altruistes existent », Elle, 2013).

Ces arguments font fi des conditions de possibilité et de réalisation de la liberté. Et lorsqu’on prétend en tenir compte, on le fait à travers un prisme culturaliste. Ainsi, les mères porteuses accepteraient-elles de pratiquer la dissociation, de risquer leur santé et leur vie, d’y exposer leurs enfants et familles pour des raisons différentes selon leur nationalité: c’est le plaisir de faire plaisir qui motiverait les américaines, alors que la possibilité de gagner de l’argent plus vite expliquerait le choix des indiennes – comme veut le croire une psychanalyste, s’extasiant devant la chance d’une mère porteuse indienne de gagner 50$ par mois pendant la grossesse, et 4000 à l’accouchement: « L’équivalent de dix ans de salaire : une vraie fortune quand on gagne moins d’un dollar par jour. » (Libération, 01/02/2017).

La maîtrise de leur corps par les femmes, pour leur propre bien est un révélateur d’humanisme et d’universalisme. Car de deux choses l’une: soit on admet que le corps est la personne, pour toutes les personnes, avec le corollaire intrinsèque pour les femmes de bénéficier de conditions nécessaires et suffisantes pour disposer librement de leur capacité d’engendrement (pour devenir mère ou pour ne pas le devenir); soit on considère que le corps est une ressource, dont on peut disposer librement, mais d’une manière qui peut porter atteinte à soi-même et à sa dignité (comme dans la prostitution ou dans la maternité de substitution).

Aujourd’hui, les risques majeurs auxquels sont confrontées les femmes, quant à leur liberté et à leur droit de disposer de leur corps, viennent du marché des corps humains et de leurs produits, marché pour lequel les femmes sont les principales fournisseuses (C. Lafontaine, Le Corps-marché). Le marché des corps et de leurs prestations s’appuie sur un mariage parfait d’arguments ultra-libéraux (autonomie des personnes, empowerment, État minimal) et réactionnaires, visant le retour vers un état social et politique où les droits des femmes n’existaient pas. Le principal argument réactionnaire consiste à invoquer la religion aussi bien pour interdire l’IVG que pour légitimer la pratique des mères porteuses par sa supposée mention dans l’Ancien Testament. Or, ceci est faux: dans la Bible toutes les femmes sont reconnues mères de leurs enfants, comme le montre Marie Balmary.

Préserver la maîtrise de son corps, en tant que femme, est très difficile lorsqu’une organisation internationale réputée ou un institut public de recherche promeuvent cette contre-vérité. En effet, la Conférence de la Haye élabore une convention sur la GPA à partir du principe que «Le concept de maternité de substitution n’est pas nouveau ; les conventions de procréation pour autrui remontent même à l’époque de la Bible ». En note, on explique: «Par ex., Genèse (chap. 30): Rachel, qui est stérile, donne sa servante à Jacob comme concubine afin qu’elle engendre un enfant qui sera considéré socialement comme l’enfant de Rachel et de Jacob » (2012). De même, une étude de l’INED affirme que « La pratique de porter un enfant pour autrui est ancienne. Elle était déjà connue dans la Rome antique et, d’après l’Ancien Testament (Genèse 16), Ismaël, le fils d’Abraham, serait né ainsi, porté par Agar, la servante de Sarah. Avec les techniques d’assistance médicale à la procréation (AMP), cette pratique prend néanmoins une forme nouvelle, connue sous le sigle de GPA, gestation pour autrui » (2016). Ni les juristes de la Haye, ni les chercheuses de l’INED ne semblent réaliser que leurs références portent sur des esclaves, violées par leurs maîtres.

Disposer librement de son corps pour l’aliéner, c’est se transformer délibérément en objet. Marina Abramovic l’a fait, pendant six heures, et dit en avoir appris quelque chose d’effroyable à propos de l’humanité. Un objet n’a ni droits, ni intégrité, ni dignité.

Le droit des femmes à disposer librement de leur corps doit leur éviter d’avoir à se transformer en objet, mettant au monde les enfants de leurs maîtres. Ce droit doit leur garantir, en revanche, le respect de leur dignité humaine.

https://www.huffingtonpost.fr/analuana-stoiceaderam/a-qui-sert-le-droit-des-femmes-de-disposer-de-leur-corps_a_23374255/

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