Prostitution et maternité de substitution
Claire Quidet [1]
Je suis membre de l’association le Mouvement du Nid, dont le champ d’action est celui de la prostitution. Je propose donc de vous livrer certaines réflexions et certaines interrogations qui me viennent et me paraissent absolument frappantes en terme de similitude, car quand on s’occupe de prostitution, on peut difficilement éviter de se poser la question de la maternité de substitution.
Cela va recouper énormément de choses qui ont été dites dans le cadre de ce colloque, je vais essayer de ne pas trop être dans la répétition, mais commençons par cette question de la liberté individuelle. Quand on parle de prostitution on nous met régulièrement en avant cette question de la liberté individuelle. La prostitution pour chaque personne qui souhaite l’exercer pourrait être une liberté et un choix. Et au nom de quoi viendrions-nous dire que c’est une pratique qu’il faut absolument abolir et que l’on veut voir disparaître ?
Mettre en avant la liberté individuelle, c’est tout à fait louable et respectable, on peut être tout à fait pour et comprendre que chaque personne a son libre arbitre, mais on ne peut pas pour autant nier qu’il existe des réalités économiques, des réalités sociales, des réalités politiques, des réalités machistes, des inégalités de classe, des inégalités de race qui contraignent, et l’on en a parlé déjà, un certain nombre de personnes à consentir à beaucoup de choses. Et ce terme de consentement, il faut y revenir puisque effectivement, le consentement en lui-même souvent ne suffit pas.
Si vous êtes tenaillé/e par la faim, vous allez pouvoir consentir peut-être à beaucoup de choses que vous ne feriez pas si ce n’était pas le cas. Si vous avez peur, si vous êtes menacé/e, vous allez consentir à beaucoup de choses. Le consentement ne fait pas tout. Et curieusement dans la prostitution, on constate que partout à travers le monde, dans toutes les sociétés, ce sont toujours les femmes les plus vulnérables, les plus précaires qui « consentent » à être prostituées.
On a parlé de l’Inde, et bien ce sont les femmes de basses castes en Inde, ce sont les femmes autochtones au Canada, ce sont les femmes appartenant aux minorités comme les minorités Roms en Europe qui sont surreprésentées dans la prostitution.
Concernant la maternité de substitution, on entend parfois dire : « c’est curieux il n’y a pas beaucoup de femmes riches dans les quartiers très favorisés, qui acceptent de porter des enfants pour des femmes de bidonvilles ». Et bien c’est curieux, dans la prostitution il n’y a pas énormément de femmes riches des beaux quartiers que l’on voit sur les trottoirs pour soulager la prétendue détresse sexuelle d’un certain nombre d’hommes. On a, là encore, un système qui repose sur des inégalités qui sont criantes et frappantes, une exploitation des plus pauvres au profit des riches.
On parle de liberté individuelle mais on occulte, en disant cela, le système qu’il y a derrière. Dans la prostitution, il y a en effet tout un système d’exploitation qui met à disposition des femmes le plus souvent, des hommes également, mais en grande majorité des femmes, à disposition d’hommes qui sont les acheteurs, les clients de la prostitution, pour le bénéfice de tous les organisateurs, du proxénétisme, qui en tire des profits colossaux. C’est une industrie mondialisée comme on le sait avec la traite des êtres humains, et qui enrichit autant d’intermédiaires. Il s’agit bien d’un système, avec plusieurs acteurs.
Et j’entends aujourd’hui parler, dans la maternité de substitution, d’opérateurs ; j’entends parler de tous ces intermédiaires qui finalement s’enrichissent de manière sans limite, effectivement en exploitant la précarité d’un certain nombre de femmes qui consentent à porter des enfants au bénéfice d’autres personnes. Donc on a l’organisation, on a les acheteurs et on a la personne qui, au milieu, « consent » et c’est « son choix », et c’est « sa liberté individuelle » ?
Dans la prostitution, où se situe réellement la liberté ? C’est bien du côté de celui qui paye qu’est la liberté, ce n’est pas du côté de la personne qui a besoin d’argent pour survivre et qui n’a peut-être pas trouvé d’autre solution pour assurer sa survie à ce moment précis de sa vie[2]. C’est celui qui paye qui décide, c’est celui qui paye qui choisit, c’est celui qui paye qui pose les conditions. La liberté n’est donc pas du côté de la personne qui consent à avoir un acte sexuel ou à porter un enfant parce qu’elle a besoin d’argent.
Et puis il faut aussi se poser la question de cette légitimité : celui qui achète, est-il légitime ? Est-ce qu’on peut aujourd’hui admettre qu’il est tout à fait normal au moment où on a un désir sexuel, de payer quelqu’un pour utiliser son corps à cette fin ? Est-ce que c’est légitime ? La question est la même dans le cadre de la maternité de substitution.
Si c’est légitime, cela veut dire que l’on décide qu’il y a un droit à la sexualité tout le temps, pour tout le monde, dans toutes les conditions. Bien sûr, comme le dit l’Organisation Mondiale de la Santé, la sexualité fait partie d’une bonne santé physique, morale etc. de la personne. Pour autant chacun peut connaître des périodes de sa vie où cette sexualité ne peut pas toujours s’exercer. Est-ce que ça doit être un droit et est-ce qu’il faut que ce soit dans ce cas, un droit opposable, comme c’est le cas pour le logement par exemple ? C’est la même chose pour l’enfant. Est-ce qu’il existe un droit à l’enfant, comme on l’entend souvent ?
Dans ce cas, s’il y a un droit à la sexualité, s’il y a un droit à l’enfant, en face d’un droit il y a toujours des devoirs, alors tournons-nous vers l’État. S’il existe un droit opposable à la sexualité et s’il existe un droit opposable à l’enfant, alors il faut que l’État mette en place la réponse à ce droit et organise un service civique pour toutes les jeunes filles qui à 18 ans porteront un enfant destiné à être remis à une famille qui l’achètera. Elles auront fait acte d’altruisme et pourront ensuite passer à leur propre vie. Et organisons aussi un service civique, où des jeunes garçons et filles de 18 ans pourront satisfaire les besoins sexuels d’hommes qui sont tellement seuls, tellement isolés et tellement malheureux… Ainsi donc, il y a un droit, il doit y avoir un devoir. Pourquoi ce devoir devrait-il reposer sur les personnes les plus fragiles, les plus vulnérables de nos sociétés ? Nos sociétés prônent l’égalité entre toutes et tous, alors tout le monde doit s’y plier. Vous comprenez le propos derrière cette petite provocation…
On nous dit aussi, au sujet de la prostitution « mais, bien sûr, ça peut être horrible mais si elle est légalisée ? Si elle est encadrée ? ». On ne nous parle pas encore de prostitution « éthique » mais ça va peut-être venir, on en parle déjà pour la pornographie. Mais on nous dit : légalisons, encadrons, comme ça cela se fera dans des lieux où cela se passe bien, où les personnes seront protégées, où elles ne seront pas victimes de violences etc…
En effet, on le voit, c’est flagrant, dans les pays qui ont choisi de légaliser ou plutôt de dépénaliser le proxénétisme, prenons l’exemple de l’Allemagne ou des Pays-Bas, il y a de gigantesques bordels avec toutes les spécialités que l’on souhaite, et parallèlement on a assisté à un développement absolument effréné de la prostitution de rue, de la traite et des trafics de femmes qui viennent des pays africains, des pays asiatiques, en tout cas des pays qui sont les plus sous-développés et les plus pauvres. Et pourquoi ? Parce que à nouveau et bien curieusement, dans ces gigantesques bordels on ne trouve pas suffisamment de femmes allemandes qui ont eu la chance peut-être d’être éduquées, de faire des études, d’avoir le choix entre être médecin, être fleuriste… et qui décident d’aller travailler dans le grand bordel qui se trouve au coin de la rue. Et comme on ne trouve pas, on fait venir des personnes pour pouvoir répondre à la demande, puisque la demande est là.
Et de fait se sont développés la traite et les trafics dans des proportions absolument terrifiantes, que les États d’ailleurs ne savent plus comment réguler, alors que là où l’on a, au contraire, essayé de mettre fin à ce marché, on constate que la traite diminue.
Ça paraît quand même tellement simple et logique. Lorsqu’un marché est porteur, vous pouvez être sûrs que ceux qui cherchent à faire de l’argent vont y aller, au contraire des pays où ce marché n’est pas porteur et qui ne les intéressent pas.
Et quand on voit la carte du monde avec les pays qui ont légalisé la maternité de substitution, où se pratique la maternité de substitution prétendument « éthique », on peut être assuré que de la même manière vont se développer parallèlement toutes sortes de trafics, et ce ne sont pas les femmes les plus favorisées qui en seront victimes.
D’autres l’ont dit avant moi, et cela apparaît comme une évidence, mais il est important de le redire encore : dans la prostitution comme dans la maternité de substitution, de quoi parle-t-on réellement ? De quoi s’agit-il ? De l’appropriation et de la chosification des femmes qui disparaissent complètement en tant que sujet. Si on n’en était pas totalement convaincus, la lecture de contrats de maternité de substitution[3], auxquels on a accès à présent, est édifiante. Dans cette transaction, les femmes disparaissent totalement en tant que sujets pour être réduites à leurs organes, le vagin, l’anus, la bouche dans le cadre de la prostitution, l’utérus dans le cas de la GPA. D’ailleurs, sur certains contrats de surrogacy, on parlait « d’utérus porteur », c’est à dire que l’on ne parle pas de la femme qui est la mère porteuse, on ne la nomme pas, elle disparaît pour ne devenir qu’un « utérus porteur », autant dire qu’elle n’existe pas.
Il me semble qu’il n’est pas abusif de tirer cette conclusion que, comme pour la prostitution, la maternité de substitution est absolument incompatible avec le principe de la dignité de l’être humain, et surtout qu’elle est un obstacle à une réelle égalité entre les femmes et les hommes. Parce que tant que l’on trouvera normal que les femmes se soumettent à subir des actes sexuels qu’elles ne désirent pas, qu’elles soient utilisées pour que l’on ait accès à leurs corps pour assouvir des pulsions sexuelles, ou tant que l’on utilisera leurs capacités reproductrices, alors les femmes continueront, encore et toujours, à être considérées comme des objets que l’on peut acheter et vendre.
Et puis je souhaiterais, dans mon parallèle avec la prostitution, dire encore un mot sur la question du désir. Lorsqu’on parle de prostitution, que l’on parle de consentement, et je rappelle que l’ on peut consentir à beaucoup de choses sous une forme ou une autre de contrainte, on aborde moins la réalité de ce que c’est. Or la violence la plus terrible dans la prostitution, c’est que l’on doit subir des actes sexuels à répétition, cinq fois, dix fois, vingt fois, trente fois par jour, avec des partenaires que l’on ne connaît pas, que l’on ne choisit pas, que l’on n’a jamais vus, et cela sans aucun désir. La personne prostituée, dans cette relation là, dans ce « contrat », et je mets des gros guillemets à ce terme de « contrat », qu’est-ce qu’elle désire ? L’argent. Elle a besoin d’argent. Et un client qui la paierait en lui disant « non, non c’est bon, je ne vais rien faire ce soir » eh bien c’est le meilleur client qui soit. Car c’est bien l’argent, et non l’acte sexuel qui est désiré. Or on sait bien, grâce notamment aux études menées sur les conséquences des viols sur les victimes, que subir un acte sexuel sans désir, et à fortiori à répétition ! C’est éminemment destructeur.
Dans le cas de la maternité de substitution, je n’entends pas que l’on parle du désir qu’ont les femmes qui vont porter l’enfant pour d’autres. Est-ce qu’elles ont le désir d’une grossesse indépendamment d’un désir d’enfant, pour ensuite ne pas se préoccuper de l’enfant qu’elles auront porté ? Est-ce que ce sont des femmes qui adorent tellement être enceintes pendant neuf mois, peu importe si après elles ne gardent pas l’enfant ? Auquel cas, on pourrait se dire « pourquoi pas » ? Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
Et selon le principe républicain qui nous est cher de l’égalité entre les femmes et les hommes, en droit en tout cas, la question est de savoir quelle est l’égalité de désir dans cette relation-là ? Est-ce que le désir d’un couple, ou d’une personne seule, qui veut un enfant doit primer sur celui de la femme que l’on paye, qui en subira les conséquences psychologiques et/ou physiques ? Peut-on imaginer que l’argent gomme toute souffrance et toute violence ? Le simple fait de sortir un billet de sa poche suffirait-il à tout effacer ? Ça ne marche pas comme ça ! Car comme dans la prostitution, on risque de voir dans les cas de maternité de substitution, on le voit même déjà je crois, et pour le coup je répète que je ne suis pas spécialiste, les traumas qui ne s’effaceront pas comme cela. On peut passer à autre chose et se reconstruire mais ce qui a été vécu, cette souffrance, va rester pendant très longtemps.
Pour terminer je voudrais dire que pour toutes ces raisons, qu’on l’appelle gestation pour autrui, grossesse pour autrui, maternité de substitution, je considère pour ma part qu’il s’agit bien de prostitution utérine au profit de proxénètes utérins que sont toutes ces agences, tous ces opérateurs, tous ces organisateurs qui réalisent des profits énormes grâce à un système dans lequel les femmes sont exploitées, chosifiées et qu’il faut bien sûr combattre.
[1] Porte-parole du Mouvement du Nid
[2] Comme cela ressort des nombreux témoignages que le Mouvement du Nid a recueillis de la part des personnes accompagnées. Plusieurs de ces témoignages sont publiés dans la revue trimestrielle Prostitution et Société ainsi que sur le site de la revue, http://www.prostitutionetsociete.fr, aux rubriques « Témoignages » et « Eclairages ».
[3] Voir l’article de Jennifer Lahl, dans ce volume.