Les maternités de substitution – Myriam Szejer et Jean-Pierre Winter

Les maternités de substitution[1]

Myriam Szejer[2] et Jean-Pierre Winter[3]

À l’heure où à nouveau un remaniement des lois de bioéthique est annoncé, le débat concernant la légalisation des « maternités de substitution » dites « grossesses pour autrui » (GPA), ou encore « mères porteuses », se poursuit. Un a priori solidaire à l’égard des couples stériles en détresse tendrait à faire pencher la balance du côté de la légalisation ; il faut pourtant approfondir la réflexion sur cette pratique et en considérer les implications. Elles touchent non seulement des femmes et des bébés programmés de façon à leur substituer une mère par une autre, mais également tout leur entourage, et au-delà, l’avenir de la société qu’ainsi nous bâtissons en ébranlant les fondements de sa structure que sont l’interdit de l’inceste et le respect de l’autre dans son statut de sujet.

Un argument souvent invoqué en faveur de cette pratique se réfère à de supposées mères dites « porteuses » dans la Bible. Ainsi Abraham ne parvient pas à engendrer avec Sarah longtemps stérile, et c’est à sa servante, Agar, que reviendra la mission de donner une descendance au patriarche. Lorsqu’ Abraham chassera Agar, cette dernière partira avec son fils, Ismaël. Elle ne le laissera pas à Sarah et elle en restera la mère.

Deux générations plus tard, il en sera de même pour Rachel. Ne parvenant pas à donner d’enfant à Jacob, c’est la servante Bilha qui en sera chargée. Rachel tombera finalement enceinte plus tard et mettra au monde Joseph et Benjamin, mais elle ne deviendra pas pour autant la mère des enfants de Bilha.

Quant à Moïse, il sera abandonné par sa mère pour le sauver de la mort de tous les mâles hébreux ordonnée par le Pharaon. La Bible rapporte comment, ne pouvant cacher le nouveau-né au-delà de trois mois, elle le dépose, couché dans une corbeille enduite de poix, sur les rives du fleuve, sous la surveillance de sa sœur aînée Myriam. La fille du Pharaon, venue se baigner, découvre alors l’enfant. L’ayant adopté, elle le confie, sur les conseils de Myriam, et contre salaire, aux soins nourriciers de sa mère de naissance. Ayant grandi, il retourne chez sa mère adoptive qui le nomme Moïse « parce que, dit-elle, je l’ai tiré des eaux selon une étymologie» (Exode 2,1-10). Plus tard, il se révoltera contre son peuple adoptif en le voyant maltraiter son peuple de naissance. Il se retournera également contre des Hébreux à l’entrée dans le désert, subissant la pression d’une double loyauté à l’égard de ses deux « mères » et des peuples qu’elles représentent. Ceci n’est peut-être pas sans effets, car on peut lire dans la Bible qu’un des symptômes de Moïse est le bégaiement. Or, en hébreu, « bègue » peut se traduire par « incirconcis de la langue », celui dont la coupure identifiante n’a pu se faire par la parole, le laissant en proie à un choix impossible.

Ainsi le statut de tout adopté, se paye du prix de l’inscription inconsciente de l’origine associée à la trace de la blessure primordiale et incicatrisable due à un abandon précoce. Elles se traduiront par une spécificité du fonctionnement psychique de ces personnes, que l’on pourrait nommer « complexe de Moïse », qui décrirait une forme particulière de fragilité pouvant se manifester tout au long de l’existence, et en particulier lorsque les événements métaphoriques de la séparation initiale viennent en réactualiser les contenus émotionnels et signifiants.

 

Un abandon sur ordonnance

C’est avec la caution de la science apportée par le médecin, à un moment où politiquement les jeux ne sont pas encore encore faits, que s’opère actuellement le passage à l’acte de la GPA. Mais que fait-on ainsi aux enfants ? La question « À qui ressemble-t-il ? » ne relève pas exclusivement de la génétique, car tout ce qui touche au corps a une résonance symbolique. La ressemblance imaginaire, celle de l’image dans le miroir, ne peut fonctionner sans ce qui s’inscrit avec elle. Le cas échéant, cela reviendrait sous une forme ou une autre. Ce n’est pas une position morale que de le constater : les psychanalystes sont là pour en témoigner, confirmant qu’il n’existe pas d’être humain sans inconscient, cette instance psychique qui peut tourmenter sans répit. Il faut en questionner tous les aspects et en particulier, s’il s’agit de génétique, se demander si les liens incestueux sont une question d’éthique qui relève des fondements et de la structure de notre société. Dans ce cas, quel lien de parenté protégera ces enfants, « frère et sœur de ventre », du crime œdipien ? Quel secret les aveuglera ? L’anonymat, qu’il soit celui de l’organisation contractuelle du secret dans la GPA, au même titre que celui de l’accouchement sous X, ne risque-t-il pas d’être à l’origine d’une forclusion dévastatrice ?

L’ordonnance de FIV précédant une GPA équivaut à une prescription d’abandon, et les médecins se retrouvent dans une position paradoxale au regard d’un « abandon sur ordonnance ». Ils savent depuis longtemps les effets délétères de la séparation précoce mère-bébé. Ils ont inventé les unités kangourou pour maintenir ensemble les mères et leur nourrisson hospitalisés, le peau à peau, l’hospitalisation conjointe mère-bébé. Ils mettent le nouveau-né sur le ventre de sa mère dès la naissance, sur sa poitrine en cas de césarienne pour favoriser la continuité de la relation. Les pédiatres et les accoucheurs délireraient-ils quand ils se donnent tant de mal pour préserver ce lien de corps et d’âme dont on connaît aujourd’hui l’importance pour l’avenir de l’enfant ? Ils ont vu combien ces pratiques amélioraient le pronostic de survie des prématurés, la durée des hospitalisations, le succès des allaitements. Comment peuvent-ils parallèlement prescrire l’abandon ? Un parent génétique à la naissance, qu’il le veuille ou non, du point de vue du bébé, est un étranger. Que le parent ait donné ou non ses gamètes, ce n’est pas lui que le bébé reconnaîtra.

Pour les enfants séparés de leur gestatrice dès la naissance, c’est une coupure radicale d’avec ce qu’ils connaissent. Leurs perceptions postnatales sont en totale disjonction des perceptions mémorisées dans le ventre de leur mère : sa voix, les bruits de son corps, éventuellement la voix du conjoint de la mère porteuse, s’il a parlé près du ventre lorsqu’il était présent pendant la grossesse, l’ambiance familiale. Tout ce qui permet à un nouveau-né de se repérer dans les premiers moments de sa vie et fonde les bases de son narcissisme primordial lui est délibérément confisqué . En cas de GPA, le seul lien entre l’avant et l’après de la naissance, ce sont les paroles concernant son histoire qui donneront sens à ce qui lui est donné à vivre. S’il est important de restituer son histoire à l’enfant, il ne faut pas pour autant négliger que les mots sont des signifiants : on ne peut pas prédire l’effet que les paroles de vérité concernant son histoire auront sur cet enfant-là. De plus si le récit d’une GPA doit s’inscrire et trouver place dans l’histoire des familles concernées, il s’inscrit également dans une autre histoire, plus large, celle de la société.

Les avancées de la recherche en matière de compétences périnatales et du développement du psychisme infantile ne cessent de nous montrer combien il est préjudiciable de séparer le tout-petit de sa mère et de supprimer ainsi ses premiers repères. On lui fait alors vivre un véritable chaos. Ces ruptures peuvent être dévastatrices. N’oublions pas que l’amnésie infantile n’efface pas mais refoule, pour les nécessités du développement psychique de chacun. La verbalisation de son histoire à l’enfant ne doit être en fait qu’une confirmation de ce qu’il sait déjà, plus ou moins consciemment. La séparation, pour être vivante et non mortifère, devrait pouvoir se vivre dans la position subjective active et désirante d’un « je me sépare ». Pour cela, un certain nombre de précautions peuvent être prises, celles privilégiant la symbolisation du manque. Elles ont pour but de maintenir le sujet en position de penser éventuellement ce qui lui arrive et de désirer. Le bébé est un être de langage, c’est à la condition de ne jamais l’oublier qu’il est possible de prétendre à un accueil humain. Les douleurs périnatales engrammées dans l’inconscient ne seront pas toujours décodables lorsqu’elles s’exprimeront sous forme de dépression, d’angoisses, de somatisations diverses, de sentiment d’insécurité ou d’envies suicidaires. C’est souvent à l’adolescence qu’elles se trouvent réactualisées car il s’agit là d’une nouvelle naissance, la venue au monde adulte. Au travers de certains troubles présentés par les adolescents, on peut se demander si ce n’est pas d’une autre rupture dont il est question pour eux, à leur insu. Toute séparation renvoie aux deuils préalables et aux blessures de séparations antérieures mal cicatrisées.

Ainsi traité lors d’une GPA, l’enfant pourra non seulement se retrouver objectivé en « médicament de la stérilité », missionné de réparer, en compensation, nombre de blessures narcissiques de ses parents, comme le deuil de l’accouchement par la mère d’intention, ou l’histoire malheureuse d’une stérilité qui aurait précédé. Mais il lui faudra également endosser les projections parentales liées à l’histoire de chaque famille.

Par ailleurs, sur le plan biologique, deux études sont à prendre en compte : celle qui montre que c’est de la sécrétion de sérotonine maternelle que dépend le contrôle de la morphogenèse du cerveau de l’embryon, car ce dernier ne la secrète pas encore et elle est nécessaire au développement neuronal. Ainsi le développement du cerveau du bébé dépend de la femme qui le porte[4]. L’autre étude montre que les cellules fœtales restent présentes dans le sang maternel au moins vingt-sept ans après la naissance[5]. Chaque grossesse laisse dans le corps de la mère le patrimoine génétique de l’enfant qu’elle a mis au monde.

Au moment où toutes les recherches vont dans le sens de la reconnaissance de l’importance de l’épigénétique, c’est-à-dire l’influence du milieu sur l’expression des gènes, il y a lieu de se méfier de sa dénégation : la vie anténatale a des conséquences, tant sur le corps que sur le psychisme de l’enfant, et à vouloir l’ignorer, on risque des conduites dont il sera la victime à son insu, de même que possiblement aussi pour sa descendance car les modifications épigénétiques peuvent être à leur tour également transmises.

Niño alambicado de Paz barreiro, 2018. Source image.

Une clinique de la séparation

Qu’est-ce qu’être un fœtus qui grandit dans le ventre d’une femme qui sait qu’elle ne l’élèvera pas ? Les spécialistes de la sensorialité du fœtus et du bébé, les psychanalystes exerçant en périnatalité ou avec les adoptés, ainsi que certains pédiatres, possèdent quelques outils pour s’interroger et sont dotés d’une clinique qui peut nous éclairer. En France, le moyen de transgresser l’interdit légal de la GPA est d’accoucher sous X (anonymement, d’un enfant conçu par FIV à l’étranger), et de le faire reconnaître par le père génétique, dans la mesure où le droit français considère que la mère est celle qui accouche. A charge pour la mère d’intention de l’adopter plus tard.

Au premier entretien entre Madame X et le psychanalyste qu’elle accepte de rencontrer, le secret professionnel est énoncé. Cela lui permet de livrer les éléments de son histoire, ce qu’elle n’avait pas fait auparavant. Cette femme fréquente des forums internet consacrés aux relations parents-enfants. Et c’est là qu’elle a lu le témoignage en ligne d’un couple stérile. Touchée par la détresse dont ils témoignaient dans leurs écrits, cette patiente est entrée en contact avec eux via internet. Pour ce couple, l’argument était simple : après l’échec d’un parcours d’aide médicale à la procréation long et difficile, ils pensaient qu’on leur refuserait l’agrément pour l’adoption d’un bébé en raison des nombreux déplacements que leur vie professionnelle leur imposait. Ainsi, ils ne connaîtraient jamais, comme elle, le bonheur d’être parents. Une amitié s’est alors installée, une amitié compassionnelle qui aboutira finalement à la FIV, à l’étranger. Ses enfants ne seront pas informés. À la demande du couple, elle rencontrera un avocat, un psychologue qui avait pour mission de s’assurer du fait qu’elle était bien équilibrée et qu’elle ne changerait pas d’avis après la naissance, etc.

« Ils ont fait les choses comme il faut », dira-t-elle.

Elle a accouché par césarienne en présence de son mari en raison d’une stagnation du processus obstétrical. Cette césarienne a posé un problème aux obstétriciens qui redoutent d’avoir à la réaliser en cas d’accouchement sous X. Comme si le secret impliquait que le corps reste également exempt de traces de l’événement. La parturiente n’arrivait pas à accoucher, le bébé ne descendait pas, il a fallu l’extraire. La séparation était trop difficile. Lors du premier entretien, elle assure ne pas avoir touché d’argent en dehors d’un dédommagement de frais lié à la grossesse et la naissance car « ça n’a pas de prix », dit-elle. Mais, par la suite, elle va raconter que lorsqu’elle s’est retrouvée alitée au sixième mois de grossesse parce qu’elle souffrait de contractions, pour faire face aux dépenses de garde de ses enfants qu’entraînait son état, elle a demandé un supplément au couple qui a refusé. À ce moment, elle s’est sentie lâchée, y compris par son mari. « Je me suis demandé si tout le monde ne me prenait pas pour un sac. Et j’ai commencé à aller mal. »

Sa biographie est douloureuse, ponctuée de maltraitances dues à la violence et à l’alcool : tous les éléments traumatisants qui précèdent la répétition inconsciente d’un scénario lui permettant de rejouer l’abandon sont inscrits dans son histoire. C’est souvent le cas lors d’accouchements sous X aussi bien que chez les candidates à la GPA. La répétition consciente ou inconsciente et inéluctable des traumatismes est souvent présente. Est-elle pour autant à encourager ? La question doit être posée. En arrivant à la maternité, elle a annoncé qu’elle voulait allaiter et elle a commencé à mettre son enfant au sein dès que cela a été possible. Le couple génétique l’a traitée sans égards, s’appropriant l’enfant, contrairement à leur engagement anténatal.

Au premier entretien, le bébé étant près du lit, dans un berceau, elle en parle avec distance, comme d’un étranger, ne s’adressant pas à lui, ne prononçant pas son nom, disant « le bébé ». Elle raconte son histoire en sa présence et, au moment où elle rapporte comment son mari et elle ont éludé les questions de leurs enfants à propos du ventre de leur mère, le bébé s’étouffe – probablement avec ses glaires. L’analyste se précipite sur l’enfant pour le mettre à la verticale. Mais la patiente réagit plus promptement en le sortant précipitamment du berceau. Une fois le bébé calmé et ayant repris ses couleurs, elle le met au sein et commence à lui parler, le caresser et à s’autoriser une attitude protectrice à son égard, comportement qu’elle s’interdisait jusque-là. Tout s’est passé comme si, à l’appel du symptôme du bébé, que l’on pourrait entendre comme une demande de reconnaissance, elle avait enfin cédé à la tentation d’assumer d’être la mère de cet enfant. Dès lors, son état psychique va se dégrader, la dénégation du lien ne fonctionnant plus comme moyen de défense.

Le père génétique se promenait triomphalement dans les couloirs de l’hôpital avec l’enfant dans ses bras. La mère génétique ne se montra pas officiellement, se faisant passer pour la baby-sitter lorsqu’elle venait donner un biberon au sein de la nursery. Elle ne figurait pas à ce moment dans la filiation du bébé.

Au cours d’un entretien avec Madame X et son mari, le père faisant irruption dans la chambre pour y prendre des vêtements propres, il lui est demandé s’il accepterait de rencontrer l’analyste dans l’intérêt de l’enfant. Il refuse énergiquement, presque agressivement, en arguant que tout va très bien et que c’est le plus beau moment de sa vie, qu’il n’a besoin de voir personne et n’a rien à ajouter, le tout devant le couple X, mutique et sidéré.

Elle s’effondrait de plus en plus. Son mari et elle étaient constamment en larmes. Lui aussi s’attachait à l’enfant, dit-elle, et la situation devenait insupportable pour eux.

Elle décida de sortir au quatrième jour de sa césarienne afin de s’occuper au plus tôt de ses autres enfants restés au domicile, à cinq cents kilomètres de là. Dans les jours qui suivirent, elle téléphona à plusieurs reprises, laissant des messages désespérés sur le répondeur de l’analyste, disant se sentir bizarre, trompée et qu’elle avait besoin de parler à quelqu’un qui comprenne ce qui s’était passé.

Lorsqu’elle parvint à s’entretenir avec lui au téléphone, elle raconta sa culpabilité, le fait qu’elle regrettait, qu’elle se demandait si elle n’allait pas reconnaître l’enfant, qu’elle hésitait. En même temps, elle se sentait engagée vis-à-vis de ce couple à tenir sa parole.

Ultime demande de cette patiente : utiliser son témoignage pour éviter à d’autres femmes de se retrouver dans le même piège, éviter de connaître ce ressenti de « sac vide ».

Un mois et demi plus tard, elle continuait à contacter régulièrement le service social de la maternité par téléphone. Elle cherchait désespérément à avoir des nouvelles du bébé. Afin d’y parvenir, elle utilisait tous les moyens : internet, le téléphone. Elle finit par en obtenir d’un arrière-grand-père qui lui apprit que l’enfant avait été très malade et serait en voie de guérison.

Par la suite, elle reçut des menaces sur ses enfants si elle cherchait à nouveau à obtenir des nouvelles du bébé. Prenant peur, elle changea ses coordonnées téléphoniques et ne se manifesta plus.

 

Une « barbarie à visage humain », diront certains

Pour la psychanalyse, la marchandisation du bébé à l’image d’un organe vendable est une mise en acte du fantasme inconscient assimilant le bébé et le déchet. Le statut de l’enfant passe de celui du phallus imaginaire à celui des fèces dans la logique de l’inconscient ; ainsi son corps devient-il détachable de la mère, physiquement et psychiquement.

Soutenir qu’un enfant peut être prématurément séparé de sa mère sans dommage, c’est l’assimiler à un « étron », lui donner le statut d’objet pulsionnel. La question à soulever dès lors est de savoir quelles conséquences, à long et moyen termes, cette conjonction du fantasme inconscient avec sa réalisation effective aura sur celui de l’enfant. Si on change, par la GPA, le monde des représentations, les fantasmes inconscients qui pourraient en être, devenus conscients, peuvent devenir inquiétants : peur de l’abandon, de l’inceste, de la transmission de maladies, par exemple. Si le temps de la gestation est annulé, cela n’engagera pas uniquement ceux qui la pratiquent, il touchera également toutes sortes de gens, y compris ceux qui réprouvent l’acte en question : toute la famille, les voisins, les relations, etc.

Or que se passe-t-il si la société déclare que l’opération est légale, si l’enfant peut être assimilé non plus fantasmatiquement, mais réellement à un déchet ? Chacun peut alors le devenir, et cela ouvre la porte à toutes les formes de maltraitance, de la GPA aux génocides dans lesquels les corps sont traités comme tels.

L’évolution des mœurs est liée à l’évolution de la science et à ses applications techno-biologiques. La science impose une révision éthique récurrente mais certains éléments sont permanents : ce qui affecte le corps affecte le symbolique. C’est vrai du viol comme de l’avortement : le lieu de l’Autre, du trésor des signifiants, c’est le corps.

Il nous faut dénoncer, avec Sylviane Agacinski, la marchandisation du corps des femmes sur un marché dans lequel le corps devient à la fois outil et marchandise. Rappelons que le droit considère que le corps n’est pas vendable, ni en totalité (esclaves) ni en partie (organes, cellules). Certains vont jusqu’à parler de prostitution, tant les candidates à la GPA se recrutent le plus souvent parmi celles en difficulté ; on met ainsi en avant l’argument de l’altruisme et de la charité pour mieux masquer les questions de leur précarité et de la cupidité des intermédiaires. Ira-t-on dès lors jusqu’à se passer définitivement du corps des femmes pour fabriquer des enfants ?

Certes, l’humain n’est pas réductible à ses liens biologiques, et nombre d’adoptés paraissent aller bien. C’est cependant parfois au prix d’un déni, lequel, s’il leur permet de s’adapter aux exigences de leurs proches ou de la société, ne peut pas empêcher l’inconscient de venir manifester qu’à se construire sur du faux ou du non-dit, on risque à tout moment de voir vaciller ou même s’effondrer l’édifice.

Comment une femme enceinte d’un enfant peut-elle dire que cela ne la fait pas souffrir d’avoir le projet de l’abandonner à la naissance ?

À cette question, la psychanalyse peut fournir une réponse éclairante. Le moyen de défense utilisé pour y parvenir est le déni. En refoulant les émotions indésirables liées à l’attachement prénatal au fœtus qu’elle est en train de concevoir, elle parvient à se persuader que toute l’entreprise n’a pas d’effet sur elle. On peut apparenter la démarche à celle du déni de grossesse, à l’origine de certains infanticides, où le bébé ne parviendra pas à s’inscrire dans le psychisme de la mère. Mais, pour ces dernières, le processus est inconscient , alors que, pour les mères porteuses, il procède d’une manipulation délibérée soutenue par le maintien d’une « bonne conscience ».

Ce procédé, préservant la « bonne conscience » des uns comme des autres, est identique à celui qui permet de déclarer que l’enfant ne souffrira pas d’être abandonné par celle qui l’a porté et qu’aucune blessure ne laissera de trace à l’avenir, au mépris des multiples témoignages de ceux qui l’ont subi. Le déni de la souffrance de ces femmes vient de celles et de ceux qui soutiennent le procédé. Ils l’appliqueront à ces bébés conçus pour être abandonnés. C’est l’opération qui permettra aux différents protagonistes de militer pour la légitimation de ces pratiques. Ils en réfuteront la violence au profit des bons sentiments à l’égard des couples infertiles. Cette auréole est le mirage qui séduit l’opinion publique, chacun se sentant prêt à la porter, sans plus se soucier de savoir que, si perversion il y a, elle est à mettre du côté de ceux qui ferment les yeux sur le prix à payer.

La GPA a réalisé une mauvaise réponse à une situation mal gérée. En effet, les demandeurs de cette pratique sont d’une part les femmes sans utérus, qu’il s’agisse de malformation congénitale ou bien qu’elles l’aient perdu pour raison médicale, et d’autre part les couples homosexuels. Or pendant une vingtaine d’années les recherches sur la greffe d’utérus ont été abandonnées en France. Elles ont repris depuis peu. Dans d’autres pays (Suède, USA ..) des greffes ont déjà eu lieu et des bébés sont nés. C’est la réponse que la médecine va pouvoir donner aujourd’hui à ce type de souffrance. Reste la GPA demandée par les couples gay, on aurait pu penser qu’avec la légalisation du mariage homosexuel on aurait répondu par le droit à l’adoption qui sen découle à leur désir de parentalité. Pourquoi demander le droit à la GPA si ce n’est par un dernier soucis de ne pas s’arracher à l’origine biologique. Le problème est si mal posé que le statut juridique des enfants nés par GPA fait problème au point que les solutions proposées apparaissent comme de simples bricolages qui font fi des transgressions légales. Les enfants nés à l’étranger par GPA ne sont pas les « fantômes de la république » et ont une identité provenant de leur pays de naissance, ce qui est loin d’être exceptionnel en France. Ils pourront changer de nationalité à leur majorité. Leur situation a au moins le mérite de laisser une trace écrite de leur histoire singulière.

La GPA est un cas particulier d’un problème plus global : la conception avec un contrat de gré à gré. Certains contrats organisent, de gré à gré, l’exclusion du tiers dont la présence est pourtant requise et nécessaire pour la réalisation d’un scénario. Ainsi, par exemple, SacherMasoch signe-t-il un contrat avec son épouse par lequel elle accepte d’être simple témoin des turpitudes de son mari, mais à la condition de ne pas y participer. Le tiers exclu est celui qui est présent en tant qu’il s’exclut contractuellement d’un processus pour lequel sa présence est la condition de la jouissance des autres signataires.

Dans le cas de la GPA, le tiers exclu peut être la mère porteuse, touchée par le syndrome du sac vide, ou bien le conjoint de la mère porteuse. Les parents d’intention peuvent également se sentir exclus, au moins de la grossesse ; l’enfant, en tant que sujet et acteur de son histoire, est aussi objectivé et manipulé, exclu de son histoire de même que la fratrie de cet enfant qui, informé ou non, verra la mère enceinte et dont la position se trouvera fragilisée en regard de ce frère ou de cette sœur abandonné à la naissance. Pourquoi lui ne serait-il pas « abandonnable » à son tour ? De plus, qui dit contrat suppose la possibilité de sa transgression. Quels affects, quelles relations auront droit de cité dans ces contrats  et qu’en sera-t-il de l’angoisse souvent inconsciente liée aux possibilités de rencontres incestueuses? La transgression viendra-t-elle de celui qui va rompre le contrat pour sa survie psychique ou pour celle de l’enfant ? La transgression peut arriver très tard, le transgresseur sera toujours désigné comme « le méchant » dans ce scénario. L’argent vient masquer les enjeux, c’est l’arbre qui cache la forêt. Le problème moral est déplacé sur l’argent, alors que c’est l’idée de contrat qui fait problème. Ces enfants de contrats réels sont à leur façon des enfants virtuels : ils deviennent non plus des sujets, mais des objets du contrat.

Le tourisme procréatif peut conduire à penser, en partie par conformisme, qu’il serait préférable d’aligner notre législation sur celle de tous les autres pays. Il faut cependant noter que, si certains pays ont autorisé cette pratique, ce n’est pas le cas de tous, et que subir cette pression en s’alignant sur ceux-là, c’est refuser une indépendance de pensée, alors que la France est un des rares pays à s’être doté d’un Comité d’éthique visant à réguler ces nouvelles pratiques. Ce n’est pas aller à l’encontre du progrès que de vouloir en questionner tous les aspects, et éventuellement y mettre des limites où s’y opposer.

Il suffirait, selon les défenseurs idéologiques de la légalisation de cette technique, de la référer au seul amour pour que l’enfant à venir soit exempt de problèmes spécifiques. L’amour est certes souhaitable, mais il ne peut pas résumer à lui seul les conditions de l’accueil au monde. De plus, il semble que toute réflexion autour des sujets pouvant complexifier le jeu des cartes de la filiation est surdéterminée par le poids culturel dû au fait que nous sommes tous issus d’une civilisation fondée sur la prise en compte de l’origine et de son articulation à l’interdit de l’inceste. La tentation sera toujours présente d’en évoquer l’abolition. Il faut dire que le débat n’est pas celui de médecins progressistes contre des médecins réactionnaires. Il est, comme traditionnellement en obstétrique, celui de l’intérêt de la mère face à celui de l’enfant, soit ici l’intérêt de divers adultes face à celui d’un bébé à naître. Reconnaître la blessure primordiale de la séparation d’avec la mère est la base de toute adoption respectueuse, celle qui autorise l’accès du sujet à un futur en harmonie avec ce qu’il a traversé. On ne peut plus se contenter d’aborder la question de l’abandon, de l’adoption et de l’assistance médicale à la procréation sous l’angle exclusif des bons sentiments. Quelle que soit la compassion éveillée par la détresse des couples stériles, elle ne doit pas nous conduire à objectiver les enfants au mépris de leur histoire et de qui ils sont. La procréation n’est pas uniquement une histoire de mère et d’enfant, c’est toute la société qui est concernée à son insu, en raison de la transformation des lois de la filiation.

[1] Cet article a été publié dans Études en mai 2009 (no. 4105, pp. 605-616). Nous le republions ici avec l’aimable autorisation de ses auteurs.

[2] Pédopsychiatre et psychanalyste. Centre d’AMP, Hôpital Foch de Suresnes

[3] Psychanalyste

[4] Francine Côté, Cécile Fligny, Elisa Bayard, Jean-Marie Launay, Michael D. Gershon, Jacques Mallet, Guilan Vodjdani, 2007, « Maternal serotonin is crucial for murine embryonic development ». Proceedings of the National Academy of Science 104(1), pp. 329-334.

[5] Diana W. Bianchi, GK Zickwolf, GJ Weil, S Sylvester, MA DeMaria, 1996, « Male fetal progenitor cells persist in maternal blood for as long as 27 years postpartum », Proceedings of the National Academy of Science 93(2), pp. 705-708.

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