Par Ana-Luana Stoicea-Deram
Alors que le pays s’engage dans une consultation de longue haleine en vue de réviser les lois de bioéthique, des sondages récents rouvrent le débat sur la GPA. Pour le Collectif pour le Respect de la Personne (CoRP), le prix à payer serait de renoncer définitivement au principe d’égalité.
Normalienne, diplômée en langues, sciences politiques et sciences sociales, Ana-Luana Stoicea-Deram est spécialiste des questions de genre et d’interculturalité. Elle milite pour la cause féministe et est la présidente du CoRP, qui lutte pour l’abolition des mères porteuses dans le monde.
Les sociétés démocratiques modernes se sont bâties sur la reconnaissance de la personne: libre et égale aux autres. Tous les individus qui composent une société démocratique sont égaux en droits. Le principe de l’égalité des personnes nourrit non seulement les législations des régimes démocratiques, mais également les textes internationaux qui promeuvent les droits humains, que ce soit dans leur généralité, ou en abordant une perspective spécifique: droits des femmes, droits des enfants, droits des personnes en situation de handicap, etc. La reconnaissance de l’égale dignité des personnes semble être, au XXIe siècle, un principe fondamental des États de droit, ainsi que des textes visant à garantir sur le plan international le respect des droits humains.
La GPA cristallise de nombreuses inégalités préexistantes, et consacre la rupture du principe d’égalité.
Jusqu’à présent, la dynamique démocratique s’est appuyée sur le principe d’égalité pour faire reconnaître les mêmes droits à toutes les personnes.
Aujourd’hui, la gestation pour autrui (GPA) menace donc le fondement de notre société égalitaire. Car la GPA est à la fois la cristallisation de nombreuses inégalités préexistantes, et la consécration de la rupture du principe d’égalité.
La GPA cristallise les inégalités entre les femmes et les hommes: elle s’en nourrit, s’appuie sur ces inégalités et les prolonge. Si la GPA est rendue possible, si elle est admise, réglementée, promue dans plusieurs pays, sur plusieurs continents, c’est parce qu’elle est fondée sur l’utilisation de femmes, pour obtenir des enfants qu’elles abandonnent au profit des personnes qui ont demandé à avoir ces enfants-là (précisément, et non pas d’autres). Or, les femmes mettent au monde des enfants depuis que le monde est monde ; les femmes sont utilisées par leurs familles et leurs communautés dans des buts reproductifs depuis des millénaires ; les femmes sont effacées de la maternité et de la filiation selon le bon vouloir des hommes, depuis toujours. Aujourd’hui, celles qui deviennent mères porteuses affirment le faire volontairement, et cela paraît normal que des femmes utilisent leur capacité reproductive à la demande, sur contrat, et surtout sans désir de maternité (les enfants ainsi nés doivent être remis à leurs commanditaires). Mais si des femmes le font, c’est en raison des inégalités entre les femmes et les hommes, qu’elles ont pleinement intégrées dans leur vision et leur raisonnement.
Dans les pays où les femmes ont les mêmes droits que les hommes, l’éducation et les pratiques sociales rendent imperceptible la domination. Telle femme américaine par exemple se compare à son mari : lui, il a ses propres revenus, que lui apporte son entreprise ; elle n’a rien, si ce n’est son corps. Alors, elle utilise son corps comme une entreprise, pour en tirer des revenus – c’est ainsi qu’elle choisit de devenir mère porteuse. Telle autre américaine dit le faire parce qu’elle aime «ça» («we definitely do it for love») , et se définit elle-même comme un fabuleux incubateur qui parle et marche («a walking, talking fabulous incubator»).
En revanche, dans les pays où l’accès des femmes aux droits et aux ressources économiques est très restreint, ce qu’elles peuvent faire (le plus immédiatement et avec le moins de risques) c’est ce qu’elles font déjà: mettre au monde des enfants. C’est le moyen à leur portée pour payer les dettes de la famille, nourrir les enfants, leur payer des études.
La matérialisation la plus évidente de la cristallisation des inégalités dans la GPA est cependant le contrat, que les promoteurs de cette pratique présentent comme garantie de la protection de toutes les parties impliquées. En réalité, les seuls protégés sont les commanditaires. La formulation des contrats révèle le statut d’objet qui est donné à la femme et à l’enfant.
Mettre au monde des enfants est le moyen à leur portée pour payer les dettes de la famille, nourrir les enfants, leur payer des études.
Depuis la confidentialité des informations médicales concernant la mère porteuse, en passant par son régime alimentaire (qui peut être imposé en totalité), et jusqu’à l’interdiction des soins capillaires, les commanditaires peuvent tout acheter par contrat: nombre d’embryons à implanter, réduction embryonnaire, avortement, modalité et date de l’accouchement – tout se fait uniquement selon leur volonté. Quant à l’enfant, puisque c’est l’intention des personnes commanditaires qui a impulsé la démarche de sa fabrication, quand cette intention n’existe plus, son existence même est difficile à faire reconnaître. C’est ce que prouve le sinistre exemple de l’actrice Sherri Shepherd qui, ne voulant plus de l’enfant «commandé» à une mère porteuse, l’a finalement abandonné aux soins de cette dernière qui n’avait pourtant pas les moyens de l’assumer.
Enfin, la GPA prolonge et accroît les inégalités: les mères porteuses sont mieux payées à partir de la deuxième grossesse réalisée par GPA. L’expérience paie! Dans une société où le monde du travail demande de plus en plus de créativité, de souplesse, de mobilité, et la capacité de se former tout au long de la vie, la GPA apporte aux femmes des revenus en les encourageant à utiliser leur corps et leur famille, à mettre au monde des enfants sans en avoir le désir, sans avoir l’intention ni de les revoir ni de s’en occuper. Payer plus à partir de la deuxième grossesse, c’est s’assurer que la femme (qui a déjà fait ses preuves, en remettant l’enfant une première fois) y trouve une motivation en se sentant valorisée.
La consécration de la rupture du principe d’égalité part de cette cristallisation des inégalités entre les femmes et les hommes, pour s’ouvrir sur une dimension anthropologique. La GPA consacre ainsi l’inégalité entre les êtres humains.
Premièrement, en raison du fait que certaines personnes sont censées se transformer en objets à la demande d’autres personnes. Les personnes qui se transforment en objets sont exclusivement des femmes. Quel sera le statut d’une femme qui se transforme, volontairement, en «incubateur qui marche et parle»? Comment reconnaître l’humanité commune chez quelqu’un qui se définit – parce qu’elle est encouragée à le faire – comme un objet? Et qui est encore plus fortement encouragée à réitérer cette transformation?
Deuxièmement, le principe d’égalité cessera de fonctionner pour les êtres humains en raison de leur naissance: il y aura les humains nés par contrat, désignés par les personnes qui ont payé différents services (médicaux, techniques, humains) pour les obtenir ; et il y aura les êtres humains qui seront conçus et nés sans contrat. Étant donné l’ensemble des sélections eugénistes comprises dans la démarche contractuelle (on prend en compte le QI des vendeurs de sperme et vendeuses d’ovocytes, leurs bilans de santé ainsi que celui de leurs ascendants afin d’éviter les maladies, les mensurations et autres caractéristiques physiques les concernant), il est à supposer que les êtres humains nés par contrat présenteront moins de difficultés (de santé, intellectuelles, sociales – en raison des capitaux social et culturel que leurs commanditaires sont censés posséder, comme le montrent les enquêtes qualitatives sur les parents d’enfants nés de GPA) que les autres. Même entre les personnes nées par contrat, il y aura d’emblée une inégalité, définitive, ineffaçable, celle du prix qui a été payé pour les faire naître, comme on le voit dans le témoignage de ce père de quatre enfants, qui compare les expériences des deux grossesses et les conditions de choix des mères porteuses. Pour les deux premiers jumeaux, la situation financière du couple était bonne, une mère porteuse américaine a été choisie, avec laquelle la famille garde le contact, que les enfants voient en photo, dont ils connaissent le nom. En revanche, la seconde mère porteuse a été choisie selon des critères économiques. C’est une indienne qui a porté les enfants, parce qu’elle avait besoin d’argent ; avec elle, ni la famille ni les enfants n’ont plus aucun contact. Les prix sont présentés de manière comparative, sur deux colonnes, avec des estimations sur les avantages et les inconvénients des deux démarches (exclusivement du point de vue des parents commanditaires).
Même entre les personnes nées par contrat, il y aura d’emblée une inégalité, définitive, ineffaçable, celle du prix qui a été payé pour les faire naître.
Non seulement la GPA se nourrit des inégalités entre les femmes et les hommes, en rendant les femmes corvéables à porter des enfants pour toute personne qui souhaite se les procurer de la sorte ; elle consacre aussi la fin du principe d’égalité entre les êtres humains, selon qu’ils sont conçus et nés par contrat ou non, et en fonction aussi du prix payé pour les obtenir. La GPA, c’est la fin de l’égalité.