Êtres humains à vendre/ Bébés sur commande

Êtres humains à vendre

Bébés sur commande

 

Alors que des « marches des fiertés » bien peu soucieuses de la dignité se déroulent sous le slogan « GPA, nos corps nos choix » et qu’un candidat « écologiste » à l’élection présidentielle en vient à parler de GPA « éthique », un livre nécessaire vient de paraître : Ventres à louer. Une critique féministe de la GPA (éditions L’échappée). Il s’inscrit dans une histoire de résistance féministe et internationaliste apparue dans les années 1980 contre le développement des techniques de reproduction artificielle et l’exploitation de mères « porteuses ». Ana-Luana Stoicea-Deram, l’une des deux coordinatrices de l’ouvrage, milite pour l’abolition de la maternité de substitution, cette traite d’êtres humains qui considère femmes et enfants comme des marchandises.

 

La Décroissance : Lors de la pandémie de Covid et des confinements, des couples occidentaux se plaignaient que les délais de livraison de leurs bébés, achetés à des mères porteuses à l’étranger, s’allongent… Rebelote avec la guerre en Ukraine : des médias donnent complaisamment la parole à des riches indécents qui, après avoir passé commande, se lamentent des perturbations que connaît le marché de la maternité de substitution, pendant qu’une firme comme Biotexcom fait des vidéos promotionnelles pour garantir que les nouveau-nés sont sous la protection de paramilitaires… Ces événements n’agissent-ils pas comme un grand révélateur, sur la nature de ce marché mondialisé ?

Ana-Luana Stoicea Deram : La guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine révèle, en effet, plusieurs aspects sordides de la GPA. Premièrement, l’aspect commercial de cette manière de faire fabriquer et de s’approprier, par contrat, des enfants est limpide – d’ailleurs, il ne faisait aucun doute, car la publicité des cliniques s’appuie sur une communication agressive des prix, avec des réductions et autres offres promotionnelles à ne pas rater, comme le Black Friday.

Deuxièmement, ce qui est apparu – entre les lignes, et surtout dans des discussions sur les médias sociaux –, c’est l’absence totale de protection des mères et des enfants : le contrat protège uniquement, exclusivement, les clients commanditaires. Les femmes ukrainiennes mères « porteuses » ne sont en rien protégées, et les enfants nés de GPA encore moins, ni pour ce qui concerne leur paiement, ni pour leurs soins de santé, ni pour la maîtrise de leur corps et de leur sort. Des agences et des clients ont demandé à des mères « porteuses » de se rendre dans d’autres pays pour les derniers mois ou semaines de grossesse et pour y accoucher, d’autres ont demandé (et obtenu !) le déclenchement de l’accouchement avant terme, pour pouvoir s’emparer de l’enfant et quitter l’Ukraine ou faire sortir l’enfant du pays par des intermédiaires. Lorsque les femmes le refusaient, elles ont pu être menacées ou mises sous pression par l’agence, notamment pour le paiement.

Troisièmement, le contexte de la guerre a fait s’étaler sans complexe le cynisme de nombreux médias occidentaux qui ont choisi de ne rien dire des mères « porteuses », et de n’aborder que le point de vue des clients, pour plaindre ceux-ci et souligner à quel point la guerre contrariait leurs plans de se procurer des enfants. La participation délibérée de ces médias à la propagande en faveur de la vente d’enfants est désormais assumée – aucun des journalistes auxquels j’ai parlé à ce sujet, en leur indiquant les références des textes internationaux des droits humains, dont la Convention internationale des droits des enfants qui interdit la vente d’enfants, n’y ont fait mention, préférant caricaturer les féministes qui sont contre la GPA.

Enfin, et c’est certainement le plus grave, la guerre a montré clairement que le marché des êtres humains l’emporte sur l’État de droit : les États d’origine de nombreux clients ont été sommés par le lobby marchand de transgresser leur législation et de laisser entrer dans le pays des nouveau-nés que des adultes s’étaient procurés en Ukraine. Il leur a été demandé également, et certains États l’ont accepté, comme la Grande-Bretagne, de laisser entrer, en les faisant bénéficier d’un régime spécial, des femmes enceintes comme mères « porteuses » pour des clients citoyens du pays en question ou non (cela a été demandé en Roumanie, pour des femmes ukrainiennes enceintes « pour » des clients occidentaux, dont des Français). Le seul document attestant du lien entre ces femmes et/ou enfants et les adultes qui allaient en profiter, était le contrat ukrainien de GPA. Or, un tel document n’a aucune valeur ni en Grande-Bretagne, ni en Roumanie, ni en Pologne. Le ministre de l’Intérieur britannique a accepté de créer, contre la loi, un régime spécial pour les mères « porteuses » ukrainiennes.

Ce qui nous amène au point de départ, à savoir le commerce d’êtres humains. En Grande-Bretagne, comme au Canada, la GPA est légale et dite « altruiste ». Alors pourquoi des personnes qui peuvent avoir recours à la GPA dans leur propre pays, et bénéficier de « l’aide » d’une femme altruiste, choisissent de se rendre à des milliers de kilomètres, dans un pays dont ils ne parlent pas la langue, et de payer pour se procurer un enfant ? Eh bien, parce qu’en fait, les femmes « altruistes » ne sont pas assez nombreuses ni en Grande-Bretagne, ni au Canada ; parce que leur altruisme coûte quand même ; parce que la législation britannique ou canadienne protège a minima la mère et lui reconnaît des droits ; et parce que dans ces pays tout n’est pas permis. Ce qui répugne aux clients. Qui préfèrent payer et avoir tous les droits, comme celui de choisir le sexe de l’enfant et de procéder à d’autres sélections eugéniques, voire de ne pas prendre l’enfant, s’il leur déplaît. C’est pour ces clients que l’État britannique a accepté d’outrepasser ses lois, sans aucune garantie pour les femmes et encore moins pour les enfants. Le marché est roi, et en temps de guerre le fait que le roi soit nu n’intéresse pas grand monde.

Pendant la campagne présidentielle, le candidat « écologiste », Yannick Jadot, parlait de « GPA éthique »… Une constante chez des Verts, qui ont été à l’avant-garde de la marchandisation de la reproduction (un Noël Mamère signait en 2009 un appel pour la légalisation de la GPA, une Cécile Duflot considérait en 2016 que le débat devait s’ouvrir, qu’avoir recours à la maternité de substitution n’était pas selon elle une « abomination »…). Pourquoi la GPA ne peut-elle absolument pas être « éthique » – tout comme il n’y a pas d’esclavage éthique, comme le note une contributrice de votre ouvrage) ?

La notion de « GPA éthique » est une négation dans les termes, bien évidemment. Elle repose sur l’idée que la GPA en elle-même n’est pas éthique, mais que certaines conditions de réalisation pourraient la rendre telle. Or, c’est la nature de cette pratique, qui est contraire à l’éthique, et les modalités pratiques n’y changent rien. Quand un être humain peut être commandé par contrat, et que, toujours par contrat, ses commanditaires choisissent ses caractéristiques génétiques, on nie à cette personne la reconnaissance de son égale dignité avec les autres êtres humains. Oui, la comparaison avec l’esclavage est très parlante, n’en déplaise à ceux qui la trouvent scandaleuse : dans la GPA, il s’agit de vente d’êtres humains.

Car c’est la pratique ouvertement commerciale qui est considérée comme la « GPA éthique », celle qui est mise en place selon les conditions qui conviennent aux commanditaires (surtout, on l’entend suffisamment dans les médias, la GPA telle que pratiquée aux États-Unis). Or, les clients savent que sans paiement il n’y a pas de femmes qui deviennent mères « porteuses » (l’organisation Men Having Babies le martèle haut et fort lors de ses événements : il faut payer, il n’y a que la GPA commerciale qui puisse marcher). La garantie de ce que le lobby marchand présente comme condition de « l’éthique », c’est le consentement de la femme. Quant au fait de renvoyer toujours, pour certains, comme M. Jadot, à la gratuité de l’acte pour ce qui concerne la mère, c’est encore pire, car cette vision suinte le cliché sexiste de « la femme bonne et généreuse ». Au xxie siècle, dans un pays occidental, on est en droit d’attendre autre chose de la part d’un parti qui prétend gouverner. Sinon, si c’est cela l’idée qu’il se fait des femmes, c’est qu’il s’empresse de chercher le « consentement » pour mieux oublier et ignorer les conditions concrètes, sociales et individuelles, dans lesquelles les femmes sont amenées à consentir à des actes qui leur nuisent.

Une véritable écologie ne devrait-elle pas s’insurger contre le marché de la reproduction artificielle, ce système de production d’enfants avec ses laboratoires, médecins, avocats, agences, intermédiaires, qui ouvre la voie à l’eugénisme et au transhumanisme, avec un contrôle techno-médical croissant sur la reproduction ?

Il est navrant que de nombreux écologistes ne procèdent pas à une analyse écologique, justement, de la GPA. La médicalisation de la grossesse, la pression à la maternité exercée sur les femmes, la technicisation croissante de la reproduction humaine semblent leur échapper. Combattre les OGM mais accepter sereinement la pollution des corps des femmes (autrement dit, de la moitié de l’humanité) au nom du libre choix de celles-ci montre qu’en fait ils ne portent ni une vision écologique, ni un message d’émancipation. Des discussions récentes que nous, la Coalition internationale pour l’abolition de la maternité de substitution (CIAMS), avons eues avec des Verts du parlement européen nous ont amenées à entendre que les préoccupations de ceux qui sont favorables à la pratique sont exclusivement basées sur les intérêts des clients potentiels (qu’ils semblent très bien connaître et comprendre), et délaissent ou hiérarchisent les priorités concernant, par exemple, les droits humains des femmes et des enfants. Donc, il s’agit d’intérêts qui n’ont rien à voir avec l’écologie, mais avec les relations sociales et le pouvoir d’influence de certains politiques se réclamant de l’écologie, voire, de manière plus générale, d’intérêts personnels pour certains conseillers, hommes politiques, hauts fonctionnaires ou fonctionnaires européens, ayant obtenu eux-mêmes des enfants par GPA.

Plus largement, c’est toute la gauche qui se trouve à l’avant-garde de la marchandisation de la reproduction, comme le note une contributrice de votre ouvrage : « La gauche, ainsi qu’une grande partie du mouvement LGBT et queer, a adopté les valeurs du bio-marché où tout est marchandisé, y compris le corps humain, et soutient la location d’utérus et la PMA au nom de la liberté et de l’autodétermination. » En quoi ce camp qui se dit « progressiste » fait-il le lit de l’ultralibéralisme ?

Les personnes et les instances se réclamant de la gauche et qui défendent la marchandisation de l’humain au nom de la liberté et de l’auto-détermination ont renoncé à défendre l’idée que l’on ne peut être libre tant que les autres ne le sont pas aussi ; qu’il ne suffit pas d’avoir le choix, mais que tout dépend des conditions et de l’alternative du choix. Si pour gagner sa vie, une femme a le choix entre se prostituer ou devenir mère « porteuse », ceci n’est pas un choix, lorsque l’on porte un projet de société de gauche, c’est-à-dire fondé sur l’exigence de moyens et de conditions réelles (politiques, sociales, économiques) pour l’émancipation de toutes les personnes. Si se dire de gauche consiste, en revanche, à présumer que cela est un choix acceptable, c’est appauvrir l’univers de référence politique, en bafouant le principe d’égalité et la dimension nécessairement collective de toute idée de progrès. Prétendre qu’il serait progressiste que d’accepter qu’une femme consente à son utilisation contractuelle par des clients (majoritairement des hommes) pour leur vendre un enfant, « en toute liberté » et parce qu’elle est « altruiste », revient à renoncer à identifier, et encore plus renoncer à combattre les inégalités et les rapports de domination qui conduisent, dans l’immense majorité des cas, les femmes à consentir à leur exploitation. Oui, cette gauche à la carte, qui a intégré l’existence du bio-marché comme une option parmi d’autres, participe au développement de l’ultralibéralisme, c’est-à-dire à la transformation de la société en société de marché (comme le dit Michael Sandel).

 

De prétendues féministes avalisent la maternité de substitution, en faisant même croire que c’est une façon pour des femmes précaires de gagner de l’argent et de s’émanciper. Quel est votre regard sur ce type de féminisme, qui considère les opposants à la maternité de substitution comme des conservateurs voire réactionnaires ? Pourquoi, contrairement à elles, devons-nous absolument revendiquer l’abolition de ce marché, si nous sommes soucieux de la dignité humaine, du respect des droits des femmes et des enfants ?

Le féminisme qui nous anime, au sein de la CIAMS, consiste en une manière de penser et d’analyser les rapports sociaux de sexe à partir des inégalités structurelles qui existent, encore aujourd’hui, dans la société, entre les femmes et les hommes. Ces inégalités, présentes aussi bien au niveau national qu’au niveau international, rendent possibles la domination et l’exploitation des femmes par d’autres, que ce soit dans des relations inter-individuelles ou de groupes (par exemple, dans la famille). La GPA est la pratique par excellence qui cristallise l’exploitation des inégalités, car dans toute relation contractuelle se retrouve un rapport de domination économique et sociale de la mère, et de la mère seulement. Cela semble évident lorsque l’on parle de clients occidentaux qui utilisent des femmes géorgiennes, mexicaines ou thaïlandaises. Mais même lorsque le client est chinois et la mère « porteuse » américaine, c’est lui qui a l’argent, c’est lui qui détermine par contrat les conditions de vie de la femme pendant toute la durée du contrat, c’est lui qui choisit combien d’embryons lui seront implantés, combien d’enfants elle va mettre au monde, comment et quand elle va accoucher.  Il ne faut pas oublier que dans les contrats de GPA, le risque de mort de la mère est clairement formulé, et qu’il revient exclusivement à elle de l’assumer : le client ne doit pas se voir imputer de supplément, et tout doit être fait pour que l’enfant soit sauvé. Ne pas oublier non plus que des femmes mères « porteuses » sont mortes depuis que la GPA existe, et que personne ne s’intéresse à elles, ni à ce risque (forcément, quand certains prétendent vouloir « écouter les mères porteuses », c’est pour mieux invisibiliser celles qui ne sont plus là, ou pas en mesure de s’exprimer, car brisées par cette expérience de maternité arrachée). Alors, si combattre une pratique qui exploite les femmes et profite à ceux qui choisissent de se servir de leur position de domination pour leur faire vendre des enfants, peut être considéré comme conservateur, c’est que, encore une fois, Orwell avait raison quand il montrait comment ceux qui détiennent le pouvoir renversent le sens des mots !

Fort heureusement, nous ne sommes pas en 1984, mais en 2022, et il est temps que les droits humains soient respectés, et que toute pratique d’exploitation et de vente d’êtres humains soit abolie. Le Parlement européen ne se trompe pas lorsque, dans son rapport sur le respect des droits humains dans le monde (2021), il condamne la GPA.

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