Enfants du contrat à la filiation indécise
Martine Ségalen [1]
« A qui appartiennent les enfants » ? [2] est le titre que j’ai donné à un de mes livres, publié en 2010 mais rédigé deux années auparavant, soit dix années déjà, – on pourrait dire une éternité tant les choses vont vite. J’y réfléchissais sur les changements de statut de l’enfant dans nos sociétés. Cette question recouvre un double ensemble d’interrogations : celle de la place de l’enfant au sein de sa constellation familiale et celle de l’enfant dans la société, place qui dérive du mécanisme de la filiation qui inscrit l’enfant au sein d’une généalogie sociale par le biais de laquelle se transmettent biens matériels et symboliques, dont le nom (identité sociale) et la citoyenneté.
Après un bref aperçu historique sur l’évolution du statut de l’enfant qui aide à comprendre l’importance contemporaine du désir d’enfant, je voudrais mettre en doute le savoir anthropologique sur la filiation, en me référant au fait que les spécialistes de la parenté utilisent des exemples choisis dans des sociétés non occidentales pour légitimer les pratiques que nous combattons ici. Bien au contraire, j’essayerai de montrer les dommages que la GPA fait à la filiation.
L’enfant du passé au service de sa famille, de l’État
« A qui appartiennent les enfants » ? Une telle interrogation n’aurait eu aucun sens jusque dans les années 1970. Dans le modèle occidental, depuis la prise en main de la société par la Chrétienté, les enfants ont un père et une mère, liés par le mariage. Nés de leur sang, ils leur appartiennent sans partage. Êtres encore à former, ils leur doivent obéissance et respect. Ils contribuent aux travaux de l’unité familiale, et ils sont une garantie de soins au moment de la fin de la vie. La question de leur propriété est indiscutable et indiscutée. En témoigne le fait que longtemps les parents ont disposé d’un droit total sur l’enfant. De plus, jusqu’aux révolutions contraceptives, ces naissances semblaient inscrites dans l’ordre de la nature. Il en naissait, mais il en mourait dans des proportions considérables. La mort du nourrisson est omniprésente dans les sociétés occidentales jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Les mères supportaient avec résignation des grossesses successives, les ondoiements et les baptêmes qui avaient lieu dans les heures suivant la naissance, puis les funérailles du tout petit.
La construction de l’Etat-Nation au cours du XIXe siècle et la modernisation de la société qui passe par l’industrialisation commence à fissurer le dogme de la toute- puissance paternelle : peut-on laisser les parents abrutir leur progéniture de travail ? L’action des pères leur est-elle toujours bénéfique ? Cet enfant maltraité ne fera-t-il pas un citoyen chétif inapte au service militaire ? L’État en vient à affirmer peu à peu ses prérogatives sur l’enfant, par-dessus l’autorité parentale, au nom de sa protection. De grandes lois se mettent au service des progrès de la médecine en ce qui concerne la grossesse et l’accouchement et la puériculture ; plus tard le développement de la connaissance du psychisme de l’enfant (Piaget, Vygotski) conduit à transformer le regard que l’on porte sur lui.
Ainsi au cours du XIXe siècle, et après l’hécatombe de la première guerre mondiale, sous la pression d’un État toujours plus présent, la place de l’enfant dans la société et la famille, comme son image, apparaissent profondément transformées. On ne lui demande plus de transmettre un nom, de gérer un patrimoine, de mettre ses pas dans celui de ses pères ; de moins en moins aura-t-il la charge des soins aux vieillards, grâce au développement de l’État-providence. Peu à peu l’État l’a fait advenir sujet de droit ; ce ne sont plus les besoins de la famille qui priment, mais ses besoins à lui – au risque d’entrer en conflit avec une autre vision, celle de l’enfant qui est un « dû » à la conjugalité nouvelle.
Si au XIXe, l’enfant est un sujet fragile qu’il faut protéger, aujourd’hui avec la Convention internationale des droits de l’enfant votée par l’ONU en 1989, il est une personne. En tant que tel l’enfant doit être respecté dans son corps, son intimité, sa psyché, on lui reconnaît des affects, des sentiments. L’enfant est un être autonome dont les éducateurs doivent faire advenir les qualités propres, – tel est l’enfant du début du XXIe siècle. Dans tous les pays européens, on observe la montée du droit de l’enfant : en 2000 en France se créée une autorité juridique « le défenseur des enfants » (depuis fondue dans l’institution de Défenseur des Droits).
L’enfant objet de désir
Pendant ce temps, la constitution de la famille et la forme qu’elle prend sont bouleversées profondément et reposent désormais sur la volonté des individus.
Dans ce monde qui valorise l’autonomie de l’individu et de la vie privée, le mariage n’est plus l’horizon indépassable de la famille française. Se marier ou non, se séparer ou non, est devenu une affaire de conscience personnelle (même si cela est moins vrai chez les enfants d’immigrés musulmans, où le mariage reste souvent la seule forme autorisée de vie conjugale). En entrant dans ce que Irène Théry a nommé le temps du « démariage »[3], le point d’équilibre de notre système de parenté s’est trouvé déplacé, car il n’échappe pas à une règle universelle : dans les sociétés où le mariage est faible, c’est la filiation qui forme la colonne vertébrale de la famille. Jusque dans les années 1960, les trois registres du mariage, de la filiation, de la socialisation étaient liés. Le démariage, les familles monoparentales, les recompositions familiales ont remis en cause cette intime association, même si elle demeure comme modèle. L’individualisme des choix a plutôt renforcé l’importance des liens intergénérationnels, qui assurent la transmission, fondamentale, car identitaire, fournissant un socle à l’assise de la personne. Les enquêtes montrent la force des liens intergénérationnels qui se tissent d’aides et de transferts réguliers.
La mise au monde d’enfants, dans la mesure où il n’y a plus mariage, fonde la famille. Jamais l’enfant n’a été autant désiré, même si jamais son lien avec ses parents n’a été aussi fragilisé par le divorce ou les séparations. Notre société devient « bébéphile », et le « désir d’enfant » s’impose de manière impérieuse, y compris pour les couples infertiles. Ce « désir » dérape parfois en un « droit à l’enfant » fondé sur l’obsession biologique d’avoir un enfant « à soi », de son sang, de ses gènes disent les anglo-saxons, alors que se sont développées les nouvelles techniques de reproduction qui ont brisé le lien entre sexualité et engendrement. Mais existe-t-il un droit légitime à la fécondité ? Peut-on reconnaître ce violent désir de faire un enfant de soi, pour soi, par tous les moyens, alors que les enfants sont désormais considérés comme des êtres autonomes en devenir d’une part, appartenant d’autre part à une société, un État qui a son mot à dire sur leur mode de fabrication au titre de son rôle de protecteur.
Dans la maternité de substitution, les enfants sont fabriqués par un matériel acquis sur le marché. A qui appartiennent alors ces enfants ? A la mère porteuse qui a accouché ? à celle qui a donné ses ovocytes, au père qui a donné son sperme ? Aux auto-proclamés « parents d’intention » ? C’est le monde à l’envers. Autrefois l’adage disait que semper mater certa est ; mais aujourd’hui dans le cas où le père donne le sperme, et que l’enfant provient d’un ovocyte et d’un utérus différent, la maternité est incertaine (plusieurs femmes) et c’est la paternité qui devient certaine. Les enfants ne sont responsables ni de leur naissance, ni des choix faits par les couples pour les mettre au monde, mais ils en subissent les conséquences.
L’enfant né par maternité de substitution devra, à un moment ou un autre de sa vie, faire face à un double questionnement : je suis né de plusieurs individus ; je suis né par contrat. Devant ces désordres légaux, sociaux et symboliques, quels seront les effets sur son psychisme, son imaginaire ? Face à ceux et celles qui s’inquiètent d’une telle situation, au nom de leur expertise scientifique, les anthropologues tenants et promoteurs de la GPA parlent de pluri-parentalité dont ils nous disent qu’elle n’a rien de nouveau. Ainsi pensent-ils trouver des arguments convaincants pour apaiser les craintes ou expliquer aux opposants qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
L’anthropologie et la filiation
Les anthropologues ont reçu l’onction du grand-maître pour être les porte-parole des promoteurs des nouvelles formes d’engendrement et de filiation. Dans l’une des conférences qu’il donna à l’invitation d’une Fondation japonaise, en 1986, et qui ne furent publiées qu’en 2011 sous le titre L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Claude Lévi-Strauss[4] aborde très directement les questions qui nous préoccupent, et qui devaient, en tant que spécialiste des questions de parenté, le passionner. Ces conférences furent données en 1986, soit un an après la publication du rapport Warnock en Angleterre qui déjà envisageait toutes les façons de « fabriquer » un enfant. Claude Lévi-Strauss est très informé des avancées de la biotechnologie qui n’étaient encore alors, pour certaines d’entre elles, que des possibilités du futur, notamment ce qu’il nomme « prêt » ou « location » d’utérus. Comme tout l’argumentaire de l’ouvrage consiste à montrer ce que peut apporter un regard anthropologique aux mutations de la société dans divers domaines, dans ce cas, il développe plusieurs exemples pour affirmer que « le conflit qui nous embarrasse tellement entre la procréation biologique et la paternité sociale n’existe pas dans les sociétés qu’étudient les anthropologues. Elles donnent sans hésiter la primauté au social, sans que les deux aspects se heurtent dans l’idéologie du groupe ou dans l’esprit des individus » [p. 73]. Comme dès la fin des années 1980, des commissions étudiaient les conséquences de ces nouvelles filiations et s’interrogeaient sur le fait de légiférer ou non sur la procréation assistée, Claude Lévi-Strauss remarque :
« Dans les commissions et autres organismes institués par les pouvoirs publics de plusieurs pays siègent des représentants de l’opinion publique, des juristes, des médecins, des sociologues et parfois des anthropologues. Il est frappant que ceux-ci agissent partout dans le même sens : contre une trop grande hâte à légiférer, à permettre ceci et interdire cela. Aux juristes et aux moralistes trop impatients, les anthropologues prodiguent des conseils de libéralisme et de prudence. Ils font valoir que même les pratiques et les aspirations qui choquent l’opinion -procréation assistée mise au service des femmes vierges, célibataires, veuves ou au service des couples homosexuels- ont leur équivalence dans d’autres sociétés qui ne s’en portent pas plus mal » [p. 75].
Il faut donc laisser faire, s’en remettre à la logique interne de la société.
Confortés par la parole du maître, les anthropologues ont retrouvé dans la PMA et GPA un nouveau champ de recherche et d’action. C’est au nom de la connaissance qu’ils et elles ont de cette diversité remarquable des modes d’être en famille que les anthropologues se sont arrogé le droit de confisquer la parole à propos du recours à la GPA pour la légitimer. Ils donnent l’exemple de nombreuses sociétés où les procréateurs ne sont pas les éleveurs des enfants, où les enfants circulent entre les lignées, etc.. Mais enfin ces comparaisons sont infondées. Il faut le répéter. La circulation des enfants dans certaines sociétés africaines entre parents d’une même lignée n’a rien à voir avec le transfert d’un enfant entre une mère contrainte de l’abandonner et un couple en mal de pater-maternité.
Quant à la fécondation des femmes vierges, un petit nombre d’exemples sont toujours ressassés. Quel rapport y a-t-il entre ces sociétés fonctionnant sur la base de normes collectives en matière de parenté qui sont en lien avec la représentation de liens transcendantaux, face à des pratiques fondées sur un marché qui ne connaît que des normes individuelles ? Comment comparer voire proposer pour modèle des sociétés qui vivent en groupes de centaines, voire de dizaines de personnes dans des communautés extrêmement intégrées à nos grandes sociétés qui sont maintenant mondialement connectées ? Comparaison n’est pas raison. Non, je ne partage pas du tout l’avis de Claude Lévi-Strauss lorsqu’il prétend que « toutes ces formules offrent autant d’images métaphoriques anticipées des techniques modernes » [p. 73].
Sans même évoquer ici le scandale de la marchandisation des corps de la mère et de l’enfant, c’est sur les normes collectives de la filiation qu’il faut s’interroger. Le langage que l’on cherche à imposer parle de filiations « électives » ou « sentimentales » ; comment admettre l’idée qu’il soit suffisant d’« aimer » pour fonder une famille. Finalement ce que ces exemples étranges nous apprennent, c’est que les piliers de la filiation résident dans des normes collectives solides. La filiation n’est pas un choix, elle est fondée par la loi, et s’incarne dans des réalités et représentations collectives.
L’imaginaire de l’enfant
Cependant on peut retenir de l’étude de ces sociétés un enseignement concernant les bouleversements induits par la PMA et la GPA. Celles-ci nous apprennent en effet le rôle de l’imaginaire, du symbolique, du mythologique, qui s’incarnent dans des réalités partagées par tout le groupe humain[5].
En l’absence de modèles collectifs, quelles seront les répercussions sur l’imaginaire de l’enfant, sur sa vie symbolique et sociale lorsqu’il saura qu’il est né de tractations marchandes ? Qu’il est le fruit de choix (c’est moins cher, c’est plus facile d’accès, la mère ne fera pas d’histoires). Lorsqu’il découvrira qu’il existe des demi frères et sœurs ailleurs ? On sait que les enfants adoptés comme ceux qui sont nés de dons anonymes se livrent souvent à la quête (mot très fort ! aux relents d’accents charitables) de leurs origines ; on connaît le traumatisme des enfants de la Shoah privés d’ancêtres et de parents ; ici, ce sera le trop plein qui engendrera des troubles.
Il faudra attendre une dizaine d’années pour connaître les répercussions sur le psychisme d’un individu dont la vie est née d’une transaction. Mais ce que l’on sait déjà en revanche, c’est ce qui se passe dans l’imaginaire de donneuses d’ovocytes : ainsi une enquête conduite à Barcelone auprès de donneuses (vendeuses) d’ovocytes montre les conflits moraux que vivent ces femmes qui redoutent de rencontrer par hasard une personne qui ressemblerait à leur propre enfant ou qui évoquent la question de l’inceste[6]. C’est ce qui se passera, comme dans un miroir, pour les enfants nés de gamètes achetés. « La dépendance de l’enfant à naître, c’est-à-dire à la vie, au contrat qui l’a rendu possible, est majorée et apparaît dans sa nudité » écrit Jean-Hugues Déchaux[7].
Un magistrat bien connu spécialiste de la question des enfants pose la même question que celle que j’ai formulée au début : Jean-Pierre Rosenczveig demande « Qui est responsable de l’enfant ? »[8] Jusqu’où l’enfant est-il un être privé ? est-il un être public ? Quel est le statut de l’enfant ? Alors que l’on revendique un « droit à l’enfant », on doit aussi se poser la question des droits de « l’enfant-personne » pour reprendre la formule de Françoise Dolto.
L’État français se veut neutre par rapport aux choix individuels relatifs à la vie privée, mais il dit agir lorsque cela s’impose dans l’intérêt de l’enfant. Ainsi les protège-t-il des conséquences négatives que le choix des parents aurait pour eux ; par exemple, en 2005 sont supprimés du Code civil les termes de filiation « naturelle » et « légitime », tous les enfants étant désormais égaux face à l’héritage, quel que soit le statut de leur naissance ; face aux ruptures d’union, l’État tente de conserver à l’enfant le lien avec ses deux parents, même si ceux-ci ne forment plus un couple conjugal.
Dans le cas de ces potentialités d’enfants, il doit protéger leur dignité d’être humain ; il doit empêcher de venir au monde des enfants dont on pense qu’ils pourraient souffrir de filiations embrouillées comme d’avoir été l’objet d’un contrat marchand. L’intérêt de l’enfant dans le cas de GPA c’est qu’il n’advienne pas.
[1] Professeure émérite de sociologie de la famille, Univ Paris-Ouest Nanterre
[2] Martine Segalen, 2010, A qui appartiennent les enfants ?, Paris, Tallandier.
[3] Irène Théry, 2001 [1993], Le Démariage, Justice et vie privée, Paris, Odile Jacob.
[4] Claude Lévi-Strauss, 2011, L’Anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Paris, Le Seuil.
[5] Maurice Godelier, 2007, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel.
[6] Anna Molas et Joan Bestard, 2017, « En Espagne, le don d’ovules entre intérêt, solidarité et précarité », Ethnologie française, Le corps reproductif, XLVII, 3 : 491-498.
[7] Jean-Hugues Déchaux, 2014, « Les défis des nouvelles techniques de reproduction : comment la parenté entre en politique » in Brigitte Feuillet-Liger et Maria-Claudia Crespo-Brauner (dir.), L’influence de la biomédecine sur la parenté., Bruxelles, Bruylant, 317-339 : 335.
[8] Jean-Pierre Rosenczveig, 2018, « Qui est responsable de l’enfant ? » in Michel Wievorka (dir.) La famille dans tous ses états, Auxerre, Sciences humaines Éditions : 320-329.