Madame, Monsieur,
Je me permets de vous adresser la présente lettre afin de réagir votre émission Le Téléphone Sonne du 3 septembre 2025 consacrée à la question : « La gestation pour autrui peut-elle être éthique ? ». Ayant suivi attentivement les échanges, je souhaite partager une analyse critique qui répond aux arguments avancés.
1. Une GPA “éthique” comme alternative aux “excès”
La GPA pourrait se concevoir sur une base “éthique” qui permettrait justement de limiter les “excès”. À ce titre, M. Urwicz affirme qu’on ne peut pas faire une loi sur le seul fait qu’il y a des dérives car en réalité “la majorité des GPA” ne sont pas “sordides”. Cependant, comme le souligne Emmanuel Hirsch, la bioéthique repose sur des principes universels de non-patrimonialité du corps et de dignité, et non sur le simple constat que certaines pratiques “se passent bien”. Ces principes ne sont pas de simples recommandations : ce sont des normes essentielles qui assurent la cohésion sociale et permettent de “faire société”. Autrement dit, ils constituent le fondement de notre contrat social, condition nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie, qui ne se résume pas à une somme de désirs individuels mais propose une vision et un projet collectifs de société.
Il est toutefois à noter qu’actuellement, en France, ce contrat social est très fragilisé. Cette fragilité se manifeste notamment par une crise de confiance démocratique, par des revendications sociales et économiques, par des enjeux écologiques questionnant la soutenabilité de notre modèle, mais aussi par la croissance effrénée depuis les années 1980 d’un individualisme “néolibéral” valorisant la maximisation des désirs et intérêts personnels au détriment de la justice sociale.
Dans ce contexte, considérer la grossesse comme un geste anodin ou une simple ressource disponible, qu’elle soit rémunérée ou “donnée”, alimente cette logique d’individualisation. La GPA ne serait pas une véritable solidarité, mais plutôt la continuité d’un système où :
- le désir individuel de l’enfant devient une exigence sociale transformée en “droit”,
- la femme porteuse est réduite au statut de “moyen” d’accès,
- l’enfant est perçu comme un “produit de ce droit”, un objet auquel on peut avoir recours.
L’autorisation de la GPA, qu’elle soit commerciale ou gratuite, pose donc une question éthique majeure. Si l’on considère le corps comme une ressource mobilisable par solidarité, pourquoi ne pas demain réhabiliter d’autres formes d’exploitation en invoquant le consentement ? On s’ouvrirait alors à ce que l’on pourrait appeler un “esclavage consentant”, c’est-à-dire la normalisation de l’usage du corps d’autrui au nom de la liberté contractuelle et de la solidarité.
2. Le parallèle avec d’autres formes de don
Ariane Nicolas assimile son don d’ovocyte à la GPA. Or, comparer le don d’organe ou de gamètes au fait de porter une grossesse occulte la spécificité de cette dernière : il ne s’agit pas d’un geste ponctuel, mais d’un processus long et engageant, qui mobilise pendant neuf mois à la fois le corps, la psyché et la relation avec l’enfant à naître. Cette comparaison interroge plus largement l’occultation de la maternité et de la grossesse en tant que spécificité féminine.
Historiquement, les femmes ont été définies, assignées et réduites à leur capacité reproductive, et les féministes ont dû lutter contre cette assimilation systématique. Cependant, ce combat a eu un effet paradoxal : certains courants féministes, notamment libéraux, ont mis la maternité de côté afin que les femmes ne soient pas définies par elle, reléguant ainsi la grossesse hors du champ des réflexions féministes. Or, il est tout aussi problématique de ramener les femmes exclusivement à leur fonction reproductrice que de nier la singularité de l’expérience de la grossesse. Reconnaître qu’une femme enceinte vit une expérience corporelle et hormonale singulière, avec des impacts psychiques et physiques, constitue au contraire une démarche profondément féministe. Aujourd’hui encore, dans un monde largement patriarcal, les femmes cherchent à faire reconnaître leur fonctionnement physiologique (par exemple le cycle menstruel et ses effets sur l’énergie, la fatigue ou l’humeur) comme des spécificités à intégrer dans les normes sociales, économiques et professionnelles. Le système actuel, calqué sur un modèle masculin, ignore ou minimise ces particularités.
Dans ce contexte, réduire la grossesse à un “travail” comme un autre ou à un simple “acte de solidarité” revient à nier sa singularité. Or, c’est précisément parce que l’expérience de la gestation n’est pas anodine qu’elle doit être pleinement reconnue et prise en compte. La banaliser, c’est continuer à invisibiliser l’expérience féminine dans nos institutions sociales et économiques, au lieu de la valoriser comme une spécificité légitime et digne de considération.
3. La GPA est une réponse à un besoin sociétal/désirs individuels
Ariane Nicolas cite un sondage Ifop, commandité par l’ADFH (association pro-GPA), qui n’est en réalité pas une « étude », comme elle prétend l’avancer. Ce sondage indique que 40 % des femmes seraient prêtes à faire une GPA. Elle explique, selon ses propres termes, que les femmes seraient même en « attente » parce qu’elles comprennent « l’enjeu global que c’est pour la société et pour tous les individus, que ce soit des femmes ou des hommes, qui ont envie d’un enfant et qui ne peuvent pas en avoir”. Néanmoins, elle reconnaît qu’elle était d’abord opposée à la GPA, se demandant : “est-ce que mon corps m’appartient ? est-ce qu’il appartient à la société ?”. Cette interrogation est particulièrement pertinente d’un point de vue sociologique. Dans le cadre de la GPA, à qui appartient réellement le corps des femmes ? Plus précisément, le choix et le consentement de la mère porteuse sont-ils réellement libres, ou sont-ils largement déterminés par des structures sociales, culturelles et économiques qui influencent la manière dont les femmes perçoivent leur rôle, leur corps et leurs responsabilités ?
La GPA dite “altruiste” est présentée comme un choix libre, un geste de solidarité. Mais peut-on réellement parler de libre-arbitre lorsque la société attend précisément des femmes qu’elles soient “altruistes”, qu’elles se sacrifient et qu’elles donnent leur corps au nom de la solidarité ? Cette logique est au cœur de l’oppression féminine : elle fait croire aux femmes qu’en se sacrifiant, elles font le bien et qu’elles aident les plus démunis. Elle repose sur une idée misogyne profondément ancrée, selon laquelle les femmes seraient naturellement compréhensives, naturellement faites pour donner, naturellement faites pour porter des enfants.
Pour qu’un système de domination (ici celui de la domination masculine sur les femmes) puisse exister, il doit être perçu comme légitime. Le moyen d’y parvenir est de faire adhérer les dominés à la pensée des dominants. La soumission devient ainsi la condition sine qua non de la domination : un rapport de domination implique non seulement le dominant envers le dominé, mais aussi le dominé envers le dominant. Ainsi, l’affirmation de M. Urwicz selon laquelle « les Françaises sont plus favorables à la GPA que les Français », le fait que « 40 % des femmes seraient prêtes à faire une GPA » et qu’elles seraient même en « attente », ne traduit en rien une supériorité morale ou une générosité naturelle des femmes. Cela illustre plutôt comment la socialisation façonne leurs comportements : elles sont conditionnées à être attentives aux besoins d’autrui et à répondre aux attentes collectives, reproduisant ainsi, souvent sans s’en rendre compte, des normes qui contribuent à légitimer des rapports de domination.
Ainsi, parler de GPA “altruiste” sous forme de “don” masque un conditionnement séculaire qui impose aux femmes de faire preuve d’empathie, de solidarité et de sacrifice. En revanche, exige-t-on des futurs parents qu’ils comprennent les risques physiques et psychologiques pour les femmes, qu’ils réfléchissent aux besoins réels de l’enfant ou qu’ils se montrent solidaires dans la lutte contre l’oppression des femmes ? Non. On ne leur demande que de désirer un enfant, tandis qu’aux femmes il est demandé de donner, de porter et de comprendre.
L’affirmation d’Alexandre Urwicz selon laquelle “on ne va pas forcer les femmes à procréer” illustre bien que les commanditaires ne cherchent pas à comprendre les enjeux pour les femmes et n’ont pas pris en compte les causes sociologiques. La subtilité de la domination ne réside pas dans la contrainte directe, mais dans le conditionnement.
Parler de “don” est donc trompeur : ce geste présenté comme libre et généreux s’inscrit en réalité dans la continuité d’un conditionnement historique. La GPA ne fait que reconduire une ancienne répartition des rôles : aux femmes le devoir de donner, aux autres le droit de désirer.
4. Arguments liés à la dignité et à l’évolution des normes
Fabienne Sintes affirme que les normes qui entourent la dignité humaine peuvent et doivent évoluer (“ou pas”) et suggère ainsi que la GPA pourrait être reconsidérée à l’aune de nouvelles conceptions de la dignité. Cette suggestion mérite donc d’être interrogée à la lumière de l’histoire : certaines valeurs fondamentales ne peuvent pas être redéfinies sans danger. La non-patrimonialité du corps et le respect de sa dignité en font partie, car elles protègent contre les formes d’instrumentalisation qui ont structuré la domination des femmes depuis des millénaires.
L’histoire du patriarcat montre que la maîtrise de la reproduction et de la sexualité féminine a été au cœur du pouvoir masculin. Avant la révolution néolithique, de nombreuses sociétés étaient matrilinéaires : la filiation, le prestige et les biens passaient par la mère. Avec la sédentarisation, l’apparition de la propriété privée et la constitution de sociétés patriarcales, le contrôle de la filiation et de la reproduction féminine a été imposé pour garantir que biens, lignage et prestige circulent désormais par l’homme. La domination des femmes reposait ainsi sur l’instrumentalisation de leur corps, sur leur réduction à des moyens pour assurer la continuité d’intérêts extérieurs.
Reconnaître cette histoire permet de comprendre les enjeux éthiques de la GPA : même lorsqu’elle est présentée comme volontaire ou altruiste, elle s’inscrit dans une logique où le corps féminin est mobilisé pour satisfaire des désirs extérieurs, tandis que ceux qui désirent un enfant ne sont pas responsables des conséquences physiques, psychiques ou sociales de ce geste. Redéfinir les normes de la dignité pour justifier la GPA revient donc à légitimer une instrumentalisation historique du corps féminin, perpétuant une logique de domination patriarcale.
Ainsi, si les normes et valeurs doivent évoluer avec les sociétés, certaines restent essentielles : elles constituent des garde-fous contre la marchandisation du corps et l’aliénation, et rappellent que la dignité humaine ne peut être négociée au risque de reproduire des rapports de pouvoir oppressifs.
5. Il n’y a pas de conséquences néfastes sur les enfants issus de GPA
Ariane Nicolas évoque une étude montrant qu’il n’y a pas de différences dans le processus d’évolution des enfants issus de GPA. Or, ce constat est faux. Les études existantes sont limitées par des cohortes réduites et des biais méthodologiques, ce qui rend difficile une évaluation fiable du devenir de ces enfants.
Certaines données, pourtant, sont alarmantes.
Une étude portant sur 42 463 enfants nés par techniques de reproduction assistée (ART), incluant la GPA, comparés à plus de 3,3 millions d’enfants issus de conceptions naturelles, révèle un constat préoccupant : les enfants nés d’une grossesse unique à terme (≥37 semaines) présentent un risque de faible poids à la naissance 2,6 fois supérieur à celui de la population générale (IC 95 % : 2,4–2,7). Or, bien que les ART ne représentent que 0,6 % des naissances globales, elles sont responsables de 3,5 % des cas de faible poids (LBW) et de 4,3 % des cas de très faible poids (VLBW)(Schieve et al., 2002).
On sait par ailleurs que le faible poids de naissance constitue un facteur de risque majeur pour la santé future : il est associé à une probabilité accrue de développer, à l’âge adulte, des maladies chroniques telles que l’obésité, l’hypertension, le diabète et les pathologies cardiovasculaires (UNICEF & OMS, 2004 ; Kramer, 2000).
Sur le plan psychologique, les études disponibles sont biaisées : elles portent presque exclusivement sur des enfants uniques, nés à terme et en bonne santé, tandis que les autres sont systématiquement exclus. Pourtant, même dans ces cohortes filtrées, on observe des difficultés d’ajustement rappelant celles rencontrées par les enfants adoptés (Lynch, 2022). Mais, contrairement à l’adoption, qui cherche à réparer une blessure initiale, la GPA crée délibérément une situation de rupture et d’ambiguïté identitaire.
Ces enfants peuvent en effet éprouver des difficultés à comprendre leurs origines génétiques et à construire leur identité, surtout lorsque des gamètes de donneurs sont impliqués. La séparation d’avec la femme qui les a portés, combinée à l’absence de lien génétique clair avec leurs parents sociaux, peut provoquer confusion et détresse émotionnelle (Golombok et al., 2013 cité par Vanney, 2025). Plusieurs recherches montrent également qu’un manque d’informations sur ses origines biologiques expose l’enfant à des difficultés d’adaptation et à un désarroi généalogique (Chisholm, 2012 cité par Vanney, 2025).
L’enjeu dépasse la seule psychologie individuelle. Il est aussi symbolique : être né d’un contrat, rémunéré ou non, signifie que l’enfant était, avant même sa naissance, un objet d’accord, de négociation, parfois de transaction, et non un sujet à part entière. Aucun amour parental ne peut gommer cette dimension contractuelle. L’idéologie pro-GPA tend à effacer une évidence : le désir d’enfant des parents ne garantit pas le bien-être ou la santé de l’enfant. La GPA n’est pas une pratique anodine ; elle fait peser sur l’enfant des risques médicaux accrus, des tensions psychologiques et identitaires, et une origine marquée par le sceau du contrat.
6. Droit à l’enfant et égalité reproductive
La GPA est présentée comme une réponse à certaines injustices reproductives : elle permettrait de “venir en aide” à des femmes sans utérus selon l’intervenante Catherine, ou exposées à des risques vitaux en cas de grossesse, et, comme le suggère implicitement Alexandre Urwicz (président de l’APGL), d’ouvrir la parentalité aux couples homosexuels masculins. L’idée affichée est donc de garantir à chacun et chacune un accès à la parentalité, en dehors de tout abus commercial.
Or, il faut rappeler une évidence que le discours pro-GPA tend à occulter : il n’existe pas de « droit à l’enfant », contrairement à ce que suggère Ariane Nicolas lorsqu’elle affirme : « il y a beaucoup de femmes qui souffrent d’endométriose, et parfois la seule solution est une hystérectomie parce que c’est trop douloureux. Vous allez dire à ces femmes : désolé, vous n’aurez pas d’enfants car la GPA est interdite ». Certes, il est malheureux que certaines femmes ne puissent pas devenir mères, mais leur désir ne doit pas primer sur l’intérêt général des femmes, ni sur l’intérêt de l’enfant, qui ne doit jamais être réduit à un objet auquel les adultes doivent pouvoir accéder.
En revanche, ce qui existe, c’est le droit de l’enfant à bénéficier d’une filiation claire, à ne pas être réduit au produit d’un échange marchand, ne pas être l’objet d’un contrat. Confondre ces deux logiques (droit à vs. droit de) inverse l’ordre symbolique et juridique : l’enfant cesse d’être un sujet de droit pour devenir l’objet d’une satisfaction parentale.
De plus, cette prétendue « égalité d’accès » repose sur une inégalité fondamentale : pour que certains accèdent à la parentalité, il faut que d’autres femmes se rendent disponibles, soumettent leur corps à des protocoles médicaux et assument les risques liés aux traitements hormonaux, à la prématurité, à la césarienne ou aux séquelles obstétricales. L’égalité revendiquée d’un côté se paie d’une asymétrie radicale de l’autre.
Ainsi, loin d’être une conquête égalitaire, la GPA déplace le fardeau d’une inégalité (ne pas pouvoir porter soi-même) vers une autre (imposer à une femme de porter pour autrui). C’est une fausse justice, construite sur une injustice corporelle.
7. Le rapport de Reem Alsalem n’est pas “scientifique”
L’affirmation d’Alexandre Urwicz, selon laquelle le rapport de l’ONU mené par la rapporteuse spéciale Reem Alsalem ne serait pas « scientifique », relève d’une tentative de discrédit plutôt que d’une véritable réponse. En réduisant la légitimité de Reem Alsalem à un critère de « scientificité »,il se dispense de répondre sur le fond. Autrement dit, faute d’arguments solides, il attaque la messagère pour mieux éviter le message.
De plus, contrairement à ce qu’affirme M. Urwicz, le rapport cite explicitement les contributions réglementaristes. Mme Alsalem s’est également entretenue à deux reprises avec des femmes ayant été mères porteuses.
Je vous remercie par avance de l’attention portée à ces observations.
Bien cordialement,
Marie Josèphe Devillers Ana-Luana Stoicea-Deram Berta O. Garcia – Co-présidentes de la Coalition Internationale pour l’Abolition de la Maternité de Substitution
Références :
Kramer, M. S., Séguin, L., Lydon, J., & Goulet, L. (2000). Socio-economic disparities in pregnancy outcome: Why do the poor fare so poorly? Paediatric and Perinatal Epidemiology, 14(3), 194–210. United Nations Children’s Fund & World Health Organization. (2004). Low birthweight: Country, regional and global estimates. UNICEF. Ministère de la Santé et des Services sociaux. (2008). Politique de périnatalité 2008–2018. Gouvernement du Québec. Velez, M. P., Ivanova, M., Shellenberger, J., et al. (2024). Severe maternal and neonatal morbidity among gestational carriers: A cohort study. Annals of Internal Medicine, 177, 1482–1488. https://doi.org/10.7326/M24-0417 Schieve, L. A., et al. (2002). Low and very low birth weight in infants conceived with use of assisted reproductive technology. New England Journal of Medicine, 346(10), 731–737. https://doi.org/10.1056/NEJMoa010806 Vanney, M. A. (2025). Mater semper certa est? Human rights violations in surrogacy arrangements. Teka Komisji Prawniczej PAN Oddział w Lublinie, XVIII(1), 505–521. https://doi.org/10.32084/tkp.9178 Lynch, C. (2022). Ce que l’adoption peut nous apprendre. In Ventres à louer: Une critique féministe de la GPA (pp. xx–xx). Paris: L’Échappée. |